Rose & Ernest

René était le troisième conjoint d’Aretha. Elle avait perdu ses deux premiers amours en guerre, Paul en 1917, et Jacques en 1942. Rester seule et prostrée car la mort l’avait arrachée à ses amants était impensable pour Aretha. Intrépide, elle avait décidé de se reconstruire. Et la discrétion ne faisait pas partie de ses qualités. On l’avait vue se pavaner aux bras de nombreux prétendants. Elle usait de ses charmes pour emprisonner les hommes dans ses rets, et en conséquence, était souvent regardée d’un mauvais œil. Les jugements provenaient davantage de femmes que d’hommes :

« Un c’est pas assez, deux c’est pas assez, y faut maintenant qu’elle en ait un troisième ! J’préfère pas savoir c’qu’elle leur fait, j’te le dis moi ! », chantaient à la cantonade quelques malheureux esprits.

Mais ça, c’était les remarques tolérables. On glosait sans pudeur sur son caractère licencieux, on la traitait aisément de trainée, derrière son dos ou en pleine face. Elle n’avait pas d’amie, ni même d’alliée. Aretha agissait avec une désinvolture aux antipodes des règles de son époque, et on ne prenait aucune pincette pour le lui faire remarquer. Les mauvaises langues n’avaient pas besoin de justifier leurs propos : il était de coutume de voir les choses ainsi, c’était une raison suffisante. En réalité, ses paires enviaient cette liberté d’action qu’elles n’osaient s’octroyer. Les railleries leurs permettaient de se défouler le temps d’un échange entre voisines. D’un dialogue d’égale à égale dans le formatage et la frustration.

Aretha était donc l’archétype de celle à ne surtout pas être publiquement, mais qu’on rêvait intimement de devenir.

Rose ne voyait pas sa grand-mère comme le reste du village. De son regard d’enfant, elle adulait son rire communicatif, son tempérament sémillant et sa gentillesse à toute épreuve. Elle avait une affection sans borne pour Aretha, principalement car cette dernière lui contait sans cesse sa vie passée, faite de rencontres, souvent masculines, et d’aventures à n’en plus finir. Aretha vouait aussi à sa petite fille un amour démesuré. Rose aurait aimé voir plus souvent sa mamie, se laisser mignarder et croquer dans ses gâteaux aux raisins secs et à la cannelle, en l’observant, les yeux brillants et expectatifs, raconter ses folles nuits de cabaret. Car Rose n’écoutait pas les gens parler. Elle les observait parler, fascinée par ce que leur être entier transmettait. Et en particulier sa grand-mère au charisme débordant. Mais Hilda, la mère de Rose, limitait leurs échanges. Elles vivaient à proximité, et c’était bien pratique pour faire garder la petite de temps en temps. Une fois toutes les deux semaines, c’était largement suffisant. Car Hilda se méfiait de sa propre mère. Enfant, elle avait trop souffert des libertés cavaleuses de sa génitrice. Elle avait grandi dans l’ostracisme : stigmatisée par les mères des autres enfants, elle n’était jamais invitée chez ses rares amies. Soupçonnée de suivre un jour l’exemple d’Aretha, elle était considérée comme une mauvaise fréquentation. On croyait que le gène de la trainée se refilait de mère en fille, et qu’en plus, il pouvait être contagieux. C’était une sorte de maladie grave qui collait à la peau. Mieux valait donc, dès le plus jeune âge, protéger les candides jouvencelles d’une quelconque forme de perversion.

Une fois mère à son tour, Hilda eut besoin de respectabilité. Elle se comportait de façon irréprochable : pas un mot plus haut que l’autre en public, une soumission totale, et visible, à l’égard de son mari, aucun geste d’affection dans la rue, et des visites fréquentes à l’église. Sa vie quotidienne était organisée autour d’un seul but : permettre à sa fille d’échapper aux traitements qu’elle-même avait subis. Entre temps, mai 68 était passé par là, mais Hilda n’avait pas pris part au combat. Ses femmes déchaînées étaient, à ses yeux, des catins du même acabit que sa mère.

Petite, Rose était de ces êtres doux et déférent. Plus encore, elle était la naïveté incarnée. Ses grands yeux ronds regardaient le monde d’en bas, à la fois intimidés et enthousiastes. Les parents de Rose aimaient la décrire rêveuse et discrète. Son amour pour les récits de voyages, tout droit sorti des limbes, exacerbait cette image qu’on se faisait d’elle. Personne dans sa famille, à part elle-même, ne s’intéressait à cet ennuyeux domaine. Dès sa septième année, elle s’était amourachée d’une lampe de poche qu’elle utilisait pour parcourir, sous sa couette, le seul livre de géographie à sa disposition. Elle le faisait à l’abri des regards parentaux, qui n’auraient pas manqué de la punir s’ils l’avaient surprise. Les cartes et les paysages inconnus étaient son asile, ils lui permettaient de s’évader à tout moment et en tous lieux, dans la plus grande discrétion.

De rêver, comme tout enfant devrait avoir le droit de le faire.

Rose entretenait peu d’échanges avec ses parents. Ils représentaient une autorité glaciale n’ayant de cesse de se justifier par des arguments proverbiaux tels que :

« Nous sommes les adultes, nous savons ce qui est bon pour toi. Et d’ailleurs les Schmitt, les Martin et les Haus font pareil avec leurs enfants. Et toi, tu feras pareil quand tu seras mère. ».

Mais en dehors des multiples injonctions peuplant le quotidien familial, ils ne discutaient pas avec Rose. Ils n’essayaient jamais de partager quelques instants ludiques avec leur fille, ils ne tentaient pas non plus de lui apprendre quoi que ce soit, ou de savoir ce qui se tramait dans sa petite tête. C’était une enfant, elle ne pouvait pas encore réfléchir par elle-même. Elle devait épouser les formes, physiques et mentales, attendues chez une petite fille. La discrétion, la pureté et la discipline.

Plus elle grandissait, plus ses traits de caractère contrastaient avec ceux de ses géniteurs. Plus ils illuminaient son affèterie. À l’école, elle ne faisait pas de vagues. Élève modèle, elle réussissait car elle travaillait. Elle n’avait été naturellement dotée d’aucune intelligence supérieure ou inférieure à la norme. Il lui avait simplement été inculqué qu’elle devait filer droit : ses parents l’attendaient au tournant. Ils ne voulaient pas qu’elle soit brillante pour sortir du lot, ou pour prétendre à une ascension sociale. Un seul mot d’ordre : elle ne devait pas se faire remarquer. « Suivre les règles et courber l’échine » aurait pu être la devise familiale. Rose comprit aussi, très jeune, que son unique façon de fuir une vie misérable, et ce village dont elle connaissait les moindres recoins, serait d’étudier. C’est donc ce qu’elle fit, avec assiduité, comme tout ce qu’elle entreprenait.

Peut-être son enfance aurait-elle été différente, si elle avait été un garçon.

Sa bonté était palpable, tant ses traits en regorgeaient. Dès ses quatorze ans, elle attirait l’attention des garçons. Elle ne s’en rendait pas compte, encore désintéressée par l’amour et trop préoccupée par sa passion pour les voyages. Cette innocence la rendait d’autant plus honorable aux yeux des lubriques adolescents. Ils pouvaient sentir en elle dormir une âme romanesque et aventurière. Rose avait de bonnes copines, elles partageaient ensemble ce qui lui était inaccessible en famille. Parfois, ses amies disaient des grossièretés ou abordaient des sujets prohibés, comme les garçons. Cela faisait toujours beaucoup rire Rose. Et même sans être à l’origine de tels propos, il lui arrivait d’en rougir.

Lors de sa quinzième année, elle reçue sa première lettre d’amour. Elle n’y pouvait rien, ses charmes opéraient à son insu. Ladite déclaration fut déposée dans la boîte aux lettres familiale, et tomba naturellement aux mains de sa mère. Lorsqu’elle découvrit cette enveloppe ornée de cœurs rouges, Hilda ouvrit frénétiquement le courrier, comme s’il était de son devoir d’en vérifier le contenu. Et lorsque Rose rentra du lycée, sa mère l’attendait sur le paillasson, enveloppe éventrée à la main, regard assassin. Quel ne fut pas son malheur d’attiser ainsi le désir d’un jeune homme. Il fallait qu’elle comprenne ad vitam aeternam : elle ne devait, pour rien au monde, se comporter comme une trainée. Si un garçon la désirait, elle l’avait, d’une quelconque manière, charmé. Elle s’était rendue coupable du pire des vices : celui de la séduction. Le message était clair, ça ne devait plus se reproduire. Rose resta penaude face à ces accusations, pourtant mensongères.

Les jours suivants, l’esprit plus alerte, elle prit conscience de certains regards sur elle, dont elle se déroba avec soin. Peut-être avait-elle contribué à embraser certains feux, finalement ? Elle devait se méfie de ses propres attitudes. Les garçons semblaient avoir d’obscènes idées plein la tête. Il fallait s’en protéger, afin d’en n’être ni souillée, ni même éclaboussée.

Peut-être son adolescence aurait-elle été différente, si elle avait été un garçon.

Les divers récits d’explorateurs dévoilaient de somptueuses et inédites contrées que Rose réinventait à sa sauce. Grâce à eux, elle se faisait une idée moins obscure du monde extérieur. Ils ouvraient une porte sur cet univers caché, qui pourrait un jour défiler sous ses pieds. Elle voulait la parcourir, cette planète, en découvrir les moindres parcelles, en sentir toutes les odeurs, en admirer les couleurs, en rencontrer toutes les âmes, s’imprégner de tous ses rites et de tous ses cultes. Notre globe était vaste et presque sans limite pour son minuscule corps en soif d’ailleurs. Par chance, sa mère ne connaissait aucun des romans lus par Rose, et elle manquait trop de curiosité pour daigner percer leurs mystères. Hilda ne soupçonnait la lecture d’aucun mal, elle ne lui attribuait pas non plus de mérite. Elle ouvrait les livres de sa fille pour n’y vérifier qu’une chose : l’absence d’image en lien avec la sexualité et l’amour. C’était sa seule préoccupation. Et elle se trouvait toujours rassurée en refermant les ouvrages.

Plus elle grandissait, plus Rose devenait rêveuse, s’imaginant vivre des aventures semblables à celles des fictions que ses yeux dévoraient. Elle paraissait impassible, toujours très statique. Mais son esprit voyageait souvent, débutant un nouveau périple dès le dénouement du précédent.

Peut-être aurait-elle découvert le monde réel à part égale du littéraire, si elle avait été un garçon.

Au cours de sa seizième année, elle eut l’autorisation de quitter le domicile familial de 18h à 22h, tous les samedis. Avec ses amis, ils formaient une joyeuse bande de huit : quatre filles, quatre garçons. Ils allaient parfois au cinéma, parfois manger une pizza « Chez pépé », le seul italien du coin, ou danser dans une annexe de la salle des fêtes, ouverte aux jeunes jusqu’à 23h. C’était bon enfant, les blagues s’y faisaient incessantes, et les danses uniquement entre membres du même sexe. Rose adorait ces moments, ils rivalisaient avec ses lectures solitaires. En fait, ils procuraient en une exultation semblable : celle de l’évasion et de la découverte d’autrui. Elle rentrait toujours à heure pile, parfois même un peu en avance. Sa mère l’attendait systématiquement sur le canapé du salon, la télécommande de leur modique télé à la main. Hilda ne dormait pas tant qu’elle n’avait pu constater, de ses propres yeux, le retour de sa fille.

Elle venait de fêter ses dix-sept ans, la soirée avait été mémorable. La bande des huit s’était empiffrée de moelleux au chocolat et de coca, tout en déchainant leurs corps adolescents sur l’intégrale des Beatles. Ses amis lui avaient offert de nombreuses cartes topographiques et plusieurs livres. Ils avaient choisi tous ces cadeaux pour elle, avec une sélection parachevée. Ils la comprenaient si bien. De façon exceptionnelle, elle avait eu la permission de minuit. Lorsque l’heure fatidique sonna, Léon lui proposa de la raccompagner. Le cœur de Rose se mit à tambouriner. Elle adorait Léon. Il était beau, il était intelligent, et surtout, il était d’une extrême gentillesse. Il lui avait offert une magnifique carte de l’Inde, où elle rêvait d’aller, décorée de liserés dorés qui délimitaient les différentes frontières. Elle avait été très touchée par ce présent. Alors qu’ils avançaient dans les ruelles éclairées mais peu empruntées de leur village, il posa doucement sa main sur le bras de Rose, et interrompit sa marche pour la regarder dans les yeux. Elle stoppa aussi son pas :

« Rose, je voulais encore te souhaiter un joyeux anniversaire. ».

Il avança sa bouche vers celle de sa prétendante, et y déposa un baiser d’une grande tendresse. Elle ne repoussa pas son étreinte. Son cœur explosa dans sa poitrine. Une vague de béatitude s’empara d’elle.

Ils continuèrent sur quelques mètres, main dans la main, puis elle lui signala :

« Je voudrais encore rester avec toi, mais je dois rentrer. Et je préfère finir le chemin toute seule. Ma mère est quelque peu… stricte. Elle n’aimera pas me voir avec toi. Ce n’est pas toi personnellement, mais elle ne veut pas que je fréquente de garçon pour l’instant. ».

Il lui répondit avec sollicitude :
« Pas de problème, mais je peux t’embrasser une dernière fois ? ».

Elle acquiesça. Ce fut grandiose.

Arrivée chez elle, sa mère l’attendait sur le perron. Signe que Rose était coupable de quelque chose. Hilda vitupéra :

« Rose, comment as-tu osé ? Mme Martin t’a vue avec le petit Chaulet, et dieu merci, elle m’a appelée ! Non mais tu te rends compte, pour qui tu nous fait passer ? J’espère qu’elle ne va pas en parler aux autres… Et je prie pour que personne d’autre ne vous ait vus. C’est obscène ! Le soir de ton anniversaire en plus, le soir où je te laisse un peu plus de liberté, c’est ça que tu en fais ? Crois- moi, je vais resserrer les vis. Tu sais ce que je pense de ce genre d’attitude. Qu’est-ce que tu crois, qu’il s’intéresse à toi pour tes beaux yeux ? Tu es trop jeune pour tout ça, tu n’y connais rien. Tu ne reverras plus ce garçon en dehors du lycée, et tu resteras ici le samedi soir jusqu’à nouvel ordre. »

Oui, Rose avait l’orgueil de penser que Léon l’avait embrassée pour ses beaux yeux, et aussi pour ce qu’elle était tout entière. Elle ne comprenait pas quelle raison interdisait pareil comportement. Mais la visibilité de son action semblait être au centre du mal. Le discours de sa mère, partagé entre la semonce, la vindicte et la vague explication, lui indiquait que la cellule familiale était en situation de crise. Et ce par sa faute. Elle sentait la honte recouvrir son âme au fur et à mesure qu’Hilda assénait ses invectives. Cette attitude salissait Rose et avait visiblement jeté l’opprobre sur toute sa lignée. Elle ne voulait pas faire parler d’elle, surtout pas pour pointer du doigt son comportement irrévérencieux.

Sa mère avait impérieusement achevé son discours :

« Je le savais, je savais que c’était une mauvaise idée de te confier à mamie. C’est sa faute, elle t’a donné le mauvais exemple. Mais ma fille ne deviendra pas une catin, comme l’est et le restera ma mère ! ».

Rose s’en voulait encore plus de rendre Aretha responsable de sa propre conduite, ayant passé chez sa grand-mère les plus savoureux moments de sa vie. La tête baissée, les épaules tombantes, les mains jointes entre ses genoux et les jambes pendantes, elle sentait sur elle l’enclume de la culpabilité.

« Oui, je ne le ferai plus. Veux-tu bien m’excuser ? Mais ce n’est pas la faute de mamie. Et Léon est un garçon gentil, tu sais. »

« Comme ça, il a certainement l’air gentil oui, puisqu’il te veut dans son lit ! Monte dans le tiens d’ailleurs, je ne veux plus te voir pour ce soir. »

Peut-être la sentence aurait-elle été différente, si elle avait été un garçon.

Cette nuit perça Rose en plein cœur. D’abord, parce qu’elle y connu pour la première fois la volupté amoureuse. Ensuite, car elle en subit directement les conséquences. Elle avait beau retourner la scène de son premier baiser en tous sens, elle n’y trouvait aucune indécence : ils avaient vécu un moment de tendresse. Mais elle se garderait de réitérer l’expérience. Même si son âme en restait meurtrie, elle n’attiserait plus les foudres de sa mère. Elle finirait ses études rapidement, elle deviendrait indépendante, elle partirait. Ensuite, elle pourrait à nouveau connaitre ces douces sensations d’amour. Et peut-être, qui pouvait le prédire, que Léon l’attendrait ?

Les jours suivants, elle dut tout expliquer à son petit ami, aussitôt embrassé, aussitôt évincé. Elle ne pouvait se comporter avec lui comme elle l’aurait souhaité. Si leurs corps s’approchaient trop l’un de l’autre, quelqu’un les surprendrait, et elle se ferait lourdement réprimander. Il sembla triste, puis il passa à autre chose. Quelques mois plus tard, il s’était entiché d’une autre fille. Rose pensa que sa mère avait peut-être eu raison, finalement. Elle se tint donc éloignée du deuxième sexe.

À sa majorité, elle avait trouvé sa vocation. Elle allait devenir maîtresse. Elle serait au contact d’enfants toute la journée, le paradis sur terre. Elle s’imaginait déjà prendre la main de joyeux bambins, leur montrer comment colorier à l’intérieur d’une forme simple, leur apprendre à compter et à lire. Oui, leur apprendre à lire était essentiel à ses yeux. La clé du bonheur. Cette profession lui convenait à merveille : Rose était patiente, attentionnée, aimante. Elle-même bonne élève, elle serait bien placée pour aider les cancres à remonter la pente. Elle avait aussi appris qu’en étant institutrice, elle pouvait prétendre à voyager : si l’occasion se présentait, elle demanderait une mutation pour l’Inde. Cette simple pensée l’enivrait avec ferveur. Un tel projet lui semblait encore lointain, mais envisageable. De plus, les études pour devenir institutrice étaient courtes, Rose allait rapidement pouvoir quitter son foyer de naissance. Et cette profession était tout à fait respectable. Un travail exclusivement féminin et centré sur l’intellect. Mine de rien, ce n’était pas si fréquent.

Elle rencontra Ernest au cours de sa deuxième année d’école normale, à Münster.

Ernest était né à Steinfurt, à quelques kilomètres du village où Rose avait grandi. Il était l’ainé de sa famille. La naissance de sa sœur cadette aurait pu être une période de trouble pour ce petit garçon, perpétuellement recouvert par une affection maternelle gargantuesque. Mais il n’en fut rien, car Ernest était de ces êtres n’ayant aucun mal à partager. Aussi, et surtout, car sa mère continuait de n’avoir d’yeux que pour lui.

Doté d’un caractère énergique et curieux, Ernest préférait être à l’extérieur des salles de classe qu’entre leurs murs. Son regard portait souvent au dehors, lorsqu’on demandait son attention au dedans. Il n’aimait pas l’école. A chaque occasion, il fuyait ses tableaux, ses maîtresses, ses encriers et ses pupitres en bois. Une fois en liberté, il utilisait ce qui lui tombait sous la main pour créer toutes sortes d’œuvres atypiques. D’une branche et de quelques cailloux, il dessinait des portraits éphémères, emportés par le vent et par la pluie. Il s’amusait parfois à piquer les rares tubes de gouaches disponibles dans sa classe, pour recouvrir les arbres de peintures abstraites. Il jouait à tester ses limites aussi, sous le regard éberlué de sa mère. Elle ne manquait pas de le gronder lorsque le curé ramenait son fils à la maison, l’air furibond. Mais au fond de lui, Ernest savait que ce n’était pas grave. Il savait qu’elle l’aimait. Plus encore : sa mère n’en attendait pas moins de lui.

Peut-être son enfance aurait-elle été différente, s’il avait été une fille.

Tous les jours, le père d’Ernest se levait à 6h tapantes pour aller travailler dans les champs. Un métier pénible, harassant. Il ne rentrait qu’une douzaine d’heures plus tard, exténué. De nature taciturne, les palabres et goguenardises n’étaient pas le genre de la maison. En revanche, les gorgeons avaient bonne presse. Après la picole, il lui arrivait d’asséner sa femme, parfois de cris, parfois d’horions. Les soirs de grabuge, Ernest trouvait refuge dans son lit. S’il n’y était pas encore, il s’y faufilait dès les prémices d’envolées colériques. Son premier souvenir remontait à sa troisième année. Sa mère lui avait demandé de partir avant que le premier coup n’explose. Les fois suivantes, il avait compris la leçon. Ces soirées laissaient toujours le même goût dans le cœur d’Ernest : il ressentait au fond de lui cette boule, cette envie de pleurer, impossible à contenir. Il se recroquevillait sur lui-même, pour enfouir son visage entre le matelas et l’oreiller. Mais les éclats de voix, parfois de mains ou de poings, restaient audibles. Les murs de sa chambre n’étaient pas assez épais pour empêcher la violence d’y traverser. Sa mère finissait souvent par le rejoindre dans l’obscurité, déposant un baiser sur son front d’enfant. Ernest faisait mine de ne pas se réveiller, alors qu’il n’avait pas encore trouvé le sommeil. Il restait immobile, afin de pouvoir sentir la douce et démunie tendresse de Jacqueline.

Au cours de ses neuf ans, il fut envoyé en internat. Il était chétif comparé à ses homologues, et il comprit rapidement que cette morphologie lui rendrait la vie dure. Il avait aussi une imagination débordante, pour lui, tout était possible en ce monde. Lorsque certains utilisaient sa crédulité pour lui faire avaler des couleuvres, d’autres lui envoyaient des bourrades pour le mettre à terre :

« Mord la poussière, crevette la tapette », conspuaient-ils en le maintenant au sol.

Ernest avait pris pour habitude de décorer toute surface vierge. Muni d’une plume ou d’un pinceau, il dessinait le plus souvent des visages. Ses camarades de l’internat trouvèrent cette pratique ridicule, mais en tirèrent profit. C’était une excuse de plus aux avanies :

« Regarde la baltringue, il dessine encore ! C’est ton amoureux ? », persifflait Gérard, le pire d’entre eux.

À la troisième insulte, Ernest réfréna son désir d’embellir l’environnement.

Le soir venu, il pleurait en silence dans son dortoir. Il se gardait de faire du bruit, par peur d’être entendu par un autre ennemi. Le matin, il rasait les murs dans le but d’échapper à ses bourreaux. Les surveillants constatèrent les dégelées répétées dont Ernest souffrait. Leurs réactions étaient diverses : parfois, la sentence tombait comme une juste vindicte. Les petites terreurs se retrouvaient obligées de gratter des phrases telles que : « Je ne ferai plus de mal à l’un de mes camarades » une bonne centaine de fois, multipliée par cinq. Le bourrage de crâne, c’était la seule chose à infliger aux têtes vides. Les coups de règles sur les doigts ou les franches déculottées fonctionnaient bien, aussi. Il fallait juste les doser. Mais il arrivait souvent que les maîtres d’internat ferment les yeux sur la castagne. Ils ne le faisaient pas officiellement, ils détournaient simplement le regard et orientaient leurs pas dans une autre direction. Pour eux, un tel traitement s’imbriquait dans l’ordre général des choses. Depuis la nuit des temps, les plus fragiles s’en prenaient plein les dents. C’était une sorte de rite de passage, donnant à Ernest un avant-goût de ce qui l’attendait. Il était là pour apprendre la vie, et l’humiliation du moins robuste faisait partie du voyage. Ernest releva rapidement ce refus de le défendre. Ce soutien fragile des éducateurs lui apprit l’utilité des statistiques : certains surveillants le défendaient à coups sûrs. Il leur collait donc aux basques tant qu’il le pouvait. Mais la punition s’en trouvait encore plus impétueuse dès que les protecteurs s’éloignaient : les têtes brûlées attendaient Ernest à la sortie de la cantine, au détour d’un couloir ou dans les toilettes, pour lui mettre une rouste dont le souvenir marquait le traumatisme d’impérissables traces. Ils le rattrapaient toujours. Et pour cause : on ne peut lutter contre un bourreau qui habite sous son propre toit.

Lorsqu’à de rares occasions comme les vacances ou les week-ends prolongés, Ernest rentrait au bercail, il tentait de cacher les traces qui marbraient son corps. Il ne voulait pas inquiéter sa mère. Et surtout, il ne souhaitait en rien dévoiler sa vulnérabilité. Il n’aurait pu supporter de l’emporter dans ses valises. Il laissait cette identité entre les grilles du pensionnat : aussitôt parti, aussitôt oubliée, aussitôt revenu, aussitôt retrouvée. Ernest dissimulait si bien son malheur que Jacqueline mit deux années à voir dans les yeux de son fils une fielleuse lueur. Elle ne sut d’ailleurs jamais comment les choses s’étaient réellement déroulées là-bas. Elle le surprit en train d’infliger à un plus faible ce qu’il subissait quotidiennement. Elle le crut bourreau, et non victime. Ce rôle s’avérait plus glorieux, et plus logique pour sa mère, mais elle ne l’approuvait pas pour autant. Elle décida donc de retirer son fils de l’internat.

Appeler ce retour une libération aurait été un euphémisme : Ernest ressuscita.

Peut-être ce séjour aurait-il été différent, s’il avait été une fille.

En grandissant, Ernest découvrit son domaine de prédilection : la peinture. Il était doué. A la surprise de ses professeurs, il excellait en arts plastiques. Il était aussi très sportif, ce qui le sauvait socialement. Il jouait souvent au ballon. Cette activité lui permettait de ne pas passer pour une lopette. Le foot plaisait aux filles, et faisait la fierté de sa mère sans déplaire à son père. Il lui offrait de surcroît le plaisir d’exercer la peinture en toute tranquillité. Pourtant, Ernest détestait l’obligation de la performance. Il ne se faisait pas à l’image du fier combattant foulant l’herbe fraîchement coupée et dégoulinant de sueur sous le feu des projecteurs. Il n’aimait ni le spectaculaire footballistique, ni la compétition. Mais en plus de toutes les beuveries dont il se délectait le samedi soir, cette activité lui apportait une liberté sans pareille. Il était souvent autorisé à s’absenter du domicile familial et il en profitait pour courir tantôt derrière un ballon, tantôt après une fille. Le reste du temps, il dessinait sur toutes les surfaces possibles. Mais il se gardait de trop porter cette passion au regard des autres. Il n’avait pas besoin de la partager : cette passion solitaire lui permettait d’exprimer ses émotions, d’en faire quelque chose de créatif, de se découvrir, puis de s’explorer, à travers la toile. Lorsqu’il peignait, il se sentait plus vivant qu’à n’importe quel autre instant.

Il vécut avec cette réputation d’allègre sportif et cette identité dissimulée d’artiste durant plusieurs années. Jusqu’au jour où les choses devinrent plus sérieuses : il devait partir, partir loin pour prétendre à une carrière dans la peinture. Il avait seize ans, c’était trop tôt pour tout le monde. Ni la mère, ni le fils n’étaient préparés à un tel déchirement. Il serra les dents pour continuer à siéger sur les bancs de l’école, ayant convenu d’un commun accord avec Jacqueline : il tenterait de percer dans l’art ultérieurement. Il comprit des années après que l’occasion était unique. Il n’aurait pu bénéficier qu’une fois de la bourse décrochée. Sa chance était passée, et sa famille n’avait pas les moyens de payer des études aussi risquées. Sa mère le savait depuis le début. Elle était tout bonnement incapable de voir son fils quitter la région. Elle ne s’en serait pas remise. Alors, elle avait préféré se taire. Ernest ne lui en voulut pas immédiatement, car il mit du temps à comprendre les viles intentions de Jacqueline. Mais le retour de bâton fut violent.

En grandissant, ses libertés augmentèrent, tandis qu’on applaudissait de façon exponentielle toutes ses nouvelles expériences. Il partait en vacances accompagné de plusieurs amis, faisait le tour des côtes allemandes avec une camionnette remplie de pains viennois et de garnitures. Ils vendaient quelques sandwichs dans la journée, juste de quoi gagner assez d’argent pour profiter de la mer et festoyer le soir venu. Ernest et ses copains se baladaient le long des plages, scrutant les corps féminins dénudés pour tenter de conquérir les plus appétissants. En réalité, Ernest rêvait d’une histoire d’amour fusionnelle surpassant les plaisirs de la chair. Mais il fallait bien suivre les règles, sinon on restait sur le banc de touche. Dans le monde d’Ernest, ce décret valait pour les hommes, qui devaient suivre le mouvement, comme pour les femmes, qui n’en attendaient pas moins d’un vrai mâle. On ne séduisait pas en jouant du violon et on ne s’entourait d’aucun complice en dévoilant son romantisme. Ernest se fondait bien dans le moule, on n’y voyait que du feu. Il vagabondait ainsi, et quand bon lui semblait, il reprenait la route du foyer, où il était toujours accueilli à bras ouverts par sa mère.

Peut-être son adolescence aurait-elle été différente, s’il avait été une fille.

Il devait passer son bac, mais il savait ne pas avoir le niveau requis. Non par manque de capacités, simplement par absence totale de travail. Suite à une première phase d’examens loupés avec brio, il atterrit au rattrapage. L’unique idée d’avoir la même existence que son paternel le terrifiait. Il voulait quitter son village et fonder une famille loin de celle qui l’avait vu naître. Il souhaitait laisser derrière lui toute cette violence, ce quotidien vide de sens et d’amour. Il érigerait sa propre famille sur des bases solides et tranquilles. Sans poing sur la table et cris de douleur. Pour ça, il devait cependant décrocher son diplôme. Mais il était bien conscient de n’avoir rien fait pour. C’est donc la boule au ventre et les mains tremblantes qu’il se rendit à son oral de philosophie. Il décida de la jouer franc jeu, comme au foot : il expliqua à l’examinateur que son destin tenait entre ses mains de professeur. S’il n’avait pas son bac, il était bon pour les champs ou l’usine. Durant ces quelques minutes, Ernest dévoila la juste dose de fébrilité et d’authenticité : l’enseignant lui mit 19 sur 20, ce dont il avait besoin.

Peut-être sous parcours scolaire aurait été différent, s’il avait été une fille.

Dès lors, il voua une reconnaissance éternelle à l’égard de cet homme qui avait transformé son existence. Il voulait en faire autant : transmettre le savoir et permettre à d’autres âmes perdues de trouver le chemin vers un avenir meilleur. Avec son passé de cancre, il serait bien placé pour escorter les écoliers de demain. Il n’avait pas les ressources financières pour prétendre à de longues études, il devait trouver un travail lui permettant une rapide sureté. Le choix fut alors évident, il décida de devenir instituteur.

Lorsqu’ils se rencontrèrent, Ernest avait vingt-quatre ans, Rose vingt et un. Leur amour fut réciproquement immédiat. Rose ouvrait officiellement son cœur pour la première fois. Ce n’était pas le cas d’Ernest, qui avait connu de nombreuses femmes. L’amour s’était pourtant toujours retourné contre lui, car ses amantes avaient jusqu’ici été malhonnêtes. Il ressentit de la candeur chez Rose. Ce trait de caractère le fit éperdument tomber amoureux d’elle. Il ne se lassait pas de son optimisme, de sa beauté, de sa pudeur, de sa spontanéité, de son innocence. C’était presque irréel, tant sa pureté était hors du commun. Elle semblait être l’héritière directe de Madame de Tourvel. Mais peut-être avait-elle, de façon plus insidieuse, aussi un peu de Madame Bovary. Rose admirait Ernest pour sa confiance en lui et son caractère sémillant. Ce tempérament lui permettait une aisance dans de multiples domaines. Il était l’archétype du touche-à-tout : sportif, intellectuel, manuel, avec une fibre artistique développée. Il avait aussi le cœur sur la main.

Pour toutes ces raisons, ils se trouvèrent et ne voulurent plus se quitter.

Les présentations à leurs parents respectifs furent rapidement exécutées, Rose et Ernest portant une attention particulière aux règles sociales imposées au couple et à la famille. La mère d’Ernest détesta immédiatement Rose. Aussi rapidement qu’il était tombé sous son charme. Comment son fils avait-il pu s’enticher d’une telle potiche ? Juste bonne à respecter les règles et à sourire niaisement. Officiellement, ces éléments semblaient intolérables pour la mère d’Ernest. Officieusement, elle sentait qu’Ernest pouvait compter sur Rose, et ce pour toujours. Comment cette garce débonnaire avait l’indécence de lui piquer sa place, à elle ? Cette place occupée depuis vingt-cinq années et appréciée à sa juste valeur par son fils. Et puis Ernest méritait bien mieux. Rose était trop conservatrice, trop sage. Sa progéniture n’aurait pas l’avenir qu’il méritait au bras de cette sangsue. Il devait briller, paonner, être adulé. Avec elle, il se transformait en agneau. Comment pouvait-il être à ce point victime de son amour ? À coups sûrs, il allait baisser sa garde et Rose en profiterait pour le grignoter jusqu’à la moelle, l’aveuglant de sa dégoulinante bienveillance.

Les parents de Rose rejetèrent tout autant Ernest, pour des raisons antinomiques mais procédant de la même logique. Il leur semblait impensable que Rose et Ernest fassent le même métier. Cet abruti se croyait cultivé car il ouvrait parfois un bouquin, mais serait-il pour autant capable de ramener plus d’argent dans leur foyer ? Il semblait certain que non. Ils auraient approximativement le même salaire, les mêmes horaires, les mêmes responsabilités. Tu parles d’un homme… En plus, il allait s’occuper d’enfants toute la journée. Il n’avait pas à jouer ce rôle. Si le personnel scolaire était exclusivement féminin, c’était pour une raison simple : les femmes étaient naturellement douées pour ça. Les hommes se désintéressaient de l’éducation, et tout se passait très bien ainsi. Comment leur fille pouvait-elle avoir dégoté un si curieux partenaire de vie ? Et puis, il la regardait avec des yeux… Il l’admirait, c’était indéniable. Elle finirait par s’installer dans la fatuité, peut-être même par négliger ses devoirs maternels. La perspective d’un tel avenir effrayait Hilda. Malgré tout, un élément n’avait pas échappé à la lucidité de sa mère. Elle se félicitait secrètement d’avoir si bien éduqué sa progéniture :

« Au moins, elle ne sera pas une Marie-couche-toi-là, voilà une chose que tu as finalement réussi ! ».

Ce rejet commun fut douloureux pour le couple, mais il eut aussi pour surgeon positif d’augmenter leur solidarité. Rose et Ernest, estomaqués par les réactions de leurs familles respectives, ressortaient plus amoureux face à cette désapprobation unanime. Rose se trouvait pourtant encore dénigrée. Elle avait l’habitude, ce n’était plus vraiment un problème. Mais tout de même, elle voulait fonder une famille avec cet homme. Ses parents ne pouvaient-ils pas la soutenir, au moins une fois au cours de son existence ? Pour Ernest, le constat était opposé : il avait toujours reçu un amour inconditionnel de sa mère, et ce rejet injustifié le désarmait. Au fil du temps, il se mit à créer des parallèles entre cette opposition et sa carrière artistique avortée. Sa mère était-elle égoïste au point de faire passer son attachement pour son fils avant le bonheur de ce dernier ?

Dans ce climat de tension familiale, Rose et Ernest eurent leur premier enfant, Léandre. Le jour de sa naissance fut le plus beau de toute l’existence d’Ernest. Il pleurait, il pleurait si fort en serrant ce petit être, prolongement de son amour pour Rose, d’elle et de lui-même. Léandre était l’incarnation tangible de cette magie transcendante : le don de la vie. Pour Ernest, cette naissance posait les bases de la famille unie et saine à laquelle il rêvait depuis toujours. Il flottait sur un nuage, surplombant le jeune garçon qu’il avait été, pour lui murmurer doucettement :

« Tu vois, nous y sommes parvenus ! ».

Rose, trop épuisée par la grossesse, ne pouvait vivre cet instant de la même façon. Elle connut un babyblues cafardeux, sans grand soutien de la part du personnel hospitalier, ni de ses proches. Seul Ernest tentait d’être présent, mais ses efforts s’avéraient peu fructueux. Il ne pouvait pas comprendre ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle. Ce vide abyssal qui lui glaçant le sang. Cette prostration permanente qui ravinait ses joues de larmes. Cette déchirure qui symbolisait l’ornière dans son bas ventre. Elle se sentait différente. Elle s’était toujours imaginée mère, et alors que ce rêve prenait forme dans le réel, il lui procurait une douleur à la fois corporelle et spirituelle. Elle ne comprenait pas, elle ne se reconnaissait pas. Comment faisait les autres femmes ?

Elle avait demandé à sa propre mère, qui lui avait rétorqué à peu de choses près :

« Comme toi, ma chérie. Elles morflent, enferment cette douleur joliment couvée par la honte, puis elles oublient. »

Au cours des mois suivants, Léandre rendit le quotidien du jeune couple si délicieux que toute souffrance en fut effacée. Rose pouvait enfin clamer, comme toutes les autres mères :

« La maternité est la plus belle chose qui me soit donné de vivre. ».

Ernest aimait aussi être père. Mais il était inflexible avec son fils, parfois trop sévère. Il se devait d’incarner l’autorité parentale. Même si son cœur s’adoucissait à la vue de Léandre, il n’en montrait rien. Il voulait que son fiston soit bien élevé, qu’il le respecte dans sa position de patriarche. Et surtout, il ne savait pas s’y prendre autrement. Son propre père n’avait jamais pris part à son éducation. Il cherchait alors, par le biais de représentations fictives, comment combler ce manque drastique de modèles. Mais il n’y en avait pas tant, et ces derniers mêlaient autoritarisme viril et présence rassurante.

Trois ans plus tard, Mirabelle vint au monde. Le second fruit de leur amour, que demander de plus ? La grossesse fut semblable, l’accouchement aussi. Au seul détail près que la chute des hormones post- partum fut plus intense : Mirabelle était née un 23 décembre, élément qui peut paraitre anodin en étant simplement énoncé. C’est pourtant la raison qui laissa Rose seule à l’hôpital, le 24 puis le 25 décembre, livrée à elle-même dans cette chambre austère, la baisse d’estrogène et de progestérone lui bastonnant le cerveau de pensées macabres, et le vagin déchiré par l’évacuation de son deuxième enfant. Cet événement traumatisa Rose au point qu’elle se promit de ne pas mettre au monde une troisième progéniture. Pendant ce temps, Ernest, ignorant de toute cette souffrance, riait innocemment aux éclats autour d’un diner entre amis.

Les choses se déroulèrent ensuite à la façon du premier né. De retour au domicile familial, Mirabelle rappela vite à sa mère pour quelle raison elle l’avait désirée. La présence d’enfants en bas âge était un cadeau du ciel. Elle illuminait chaque instant. Ernest et Rose ne vivaient que pour leurs deux bambins.

Ils en oubliaient parfois qu’ils formaient un duo, avant d’être parents. Avec les années, ils avaient aussi mis de côté leurs rêves d’enfants. Rose n’en parlait pas, mais elle souhaitait toujours partir, partir loin pour découvrir de nouveaux mondes. Et Ernest avait laissé la peinture dans un coin, pensant qu’il n’avait peut-être pas le talent nécessaire pour en vivre. Mais il en rêvait encore silencieusement. Les enfants couchés, Rose décida un soir d’entamer une conversation à ce sujet. Elle y avait beaucoup réfléchi, il fallait que ça sorte. Ils discutèrent de leurs envies communes, à cœur ouvert et sans détour. Sans terrain d’entente non plus. Rose n’avait d’yeux que pour l’Inde, elle aurait tout donné pour

parcourir ses terres en sac-à-dos. Ernest se sentait incapable d’un tel projet. Il aimait sa vie occidentale, il aimait son confort, il aimait son quotidien. Il ne pourrait la suivre dans un tel projet. De son côté, il émit l’idée de se concentrer sur la peinture, mais le couple était d’accord sur une chose : c’était trop risqué. Issus tout deux du milieu ouvrier, ils n’avaient aucun réseau dans le monde artistique. Ernest doutait souvent de ses capacités techniques ou créatives, et ils avaient désormais deux bouches à nourrir. Rose appréhendait aussi les réactions de sa mère, elle l’imaginait déjà fulminer :

« Quoi ? Ernest compte quitter son travail ? Il ne veut plus assurer la survie de votre foyer ? Mais qu’allez-vous faire, avec un seul salaire ? Vous ne pourrez jamais subsister à vos besoins ! ».

Rose donnerait raison à Hilda. L’idée de ne pas savoir comment finir le mois l’angoissait profondément. Elle ne voulait affronter ni les reproches maternels, ni la peur paralysante d’être dans le besoin pécunier.

Leurs projets personnels, leurs désirs profonds, furent donc remis à plus tard.

Par nécessité, le couple se concentra de plus belle sur l’accomplissement de leurs enfants, plutôt que le leur. Ils formaient une famille heureuse. Une joyeuse fratrie au sein de laquelle les baisers et les éclats de rire étaient quotidiens. Mais au bout de trois années supplémentaires, le duo battait de l’aile. Ernest s’était progressivement enfermé sur lui-même. Il s’était remis à peindre, mais le faisait reclus, personne n’étant autorisé à voir ses productions. Il fumait des joints. Beaucoup. Il divaguait parfois, ayant la ponctuelle impression de créer l’œuvre de sa décennie. La défonce passée, il regardait ses tableaux comme des croûtes sans intérêt. Il vacillait sempiternellement entre cette certitude du génie intrinsèque et les preuves concrètes de sa nullité. Rose lisait toujours un grand nombre d’ouvrages sur l’Inde. Elle écumait les vidéothèques pour trouver des reportages inédits et ne manquait jamais une émission de télé à ce sujet. La découverte des images de l’Inde tuméfiait son envie de s’y rendre. Mais elle enfermait ce désir comme on garde la lettre d’un amant démasqué : son mari en connaissait l’existence, il était pourtant préférable de ne pas le mettre en évidence, afin d’éviter toute jalousie.

Jusqu’au moment où, comme sorti de nulle part, Ernest proposa à Rose de faire un troisième enfant. Elle prit le temps d’y réfléchir. Elle n’était pas sûre que cette décision soit judicieuse. Pourtant, elle ne souhaitait pas laisser stagner leur situation bancale, leur famille, les envies d’Ernest. Et elle ne pouvait s’imaginer rompre avec lui. Trop de couples se séparaient au moindre problème. Elle ne ferait jamais partie de ces gens-là. Ils s’aimaient encore. Ils arriveraient à remonter la pente, à replonger dans la béatitude où ils baignaient naguère. Un enfant pourrait peut-être raviver cette flamme qui les avait tant animés ? Ils adoraient être parents. La naissance de Léandre, puis celle de Mirabelle, avaient été des périodes d’amour exacerbé. Cela pouvait tout arranger.

Clémentine arriva dix mois plus tard. Elle allait tout changer, cette petite perle.

Mais il n’en fut rien. Cette enfant leur apportait une joie vivifiante, comme Léandre et Mirabelle. Elle n’avait pourtant pas le pouvoir de donner corps aux rêves de ses parents. Alors, Rose et Ernest mirent au point des techniques pour échapper au trou béant qui troublait leurs cœurs. Chacun développa progressivement des occupations de son côté. Ernest avait transformé la cave de leur maison en atelier, et il s’y enfermait des heures durant. Il y pondait toutes sortes de créations artistiques, allant de la sculpture sur verre torsadée aux reproductions parfaites de Dali. Il y broyait du noir, surtout. Rose fuyait sa mélancolie en multipliant les activités. Elle faisait du sport, fréquentait un grand nombre d’amis, allait au cinéma, participait à des clubs de lecture. Au bout de quelques années, ses envies de voyages refirent surface avec une intensité sans précédent. Après de longs mois de réflexion, elle décida d’en reparler à Ernest, dont l’avis n’avait malheureusement pas évolué avec le temps. Ils en discutèrent une fois, puis deux, puis trois… Suite à cette litanie, ils tombèrent finalement d’accord : Rose partirait seule en Inde, pour une durée d’un mois.

Elle organisa son séjour comme elle l’entendait. Elle s’était transformée suite à l’accord d’Ernest. Elle dansait et chantait en permanence, avec un intarissable sourire. Elle atterrirait à New Delhi, où elle ferait un périple jusqu’au sud-est, pour se rendre dans une ville autogérée appelée Auroville. Elle s’était renseignée, elle pouvait faire appel à un accompagnateur personnel pour un prix décent. Toutes ses économies y passeraient, mais ça valait le coup. Suite à de méticuleuses recherches, elle trouva Abhilash, un anthropologue et guide de l’Inde qui parlait couramment anglais. Elle ne pratiquait plus cette langue depuis des années, mais elle était excellente au lycée. Durant six mois, elle n’eut que ce projet en tête : elle parcouru tous les livres indiens possibles, elle se replongea dans les cours d’anglais, elle apprit même des rudiments de l’hindi, s’informa sur les rites et coutumes hindouistes. Son entourage en restait parfois interdit et sans grande surprise, sa mère désapprouvait ce voyage. Pour Hilda, une telle expédition était dangereuse, et une mère devait rester auprès de ses enfants. S’éloigner aussi longtemps de son foyer était un comportement récusable pour une femme. Elle pouvait aller au cinéma, si elle avait des désirs d’ailleurs. Ces réactions menaient Rose à des périodes de doutes, mais Ernest la soutenait. Ce dernier cachait ses propres angoisses sous un tapis de sollicitude : il retrouvait chez sa femme la ferveur des premières années, il ne voulait pas gâcher cette plénitude. Mais l’inquiétude alourdissait l’instant : à son retour, se contenterait-elle de reprendre sa vie passée ? Il ferait tout pour.

Elle partit donc le cœur empreint d’excitation et d’appréhension. À l’aéroport, Rose embrassa ses enfants et son mari de nombreuses fois. Elle avait les larmes aux yeux à l’idée de quitter sa famille durant plusieurs semaines. Mais une fois la porte d’embarquement franchie, son esprit était déjà sur l’autre continent. Elle pouvait aussi se garder d’un tourment majeur : Ernest prendrait soin de leurs enfants durant son voyage. Il était indéniablement un bon père.

Dix-sept heures plus tard, elle fut immédiatement envahie par l’atmosphère truculente : des couleurs, des odeurs, du bruit, une populace grouillante et en perpétuelle activité remuaient son être entier. La pauvreté émanait de la moindre parcelle de cette capitale. Elle en était informée, mais ça ne suffisait pas à pallier son agressivité. Elle eut d’abord envie de calter. Et de façon simultanée, l’éveil de ses sens, l’éclosion d’émotions qu’elle ne s’était jamais octroyée de ressentir, touchaient son âme d’un plaisir pénétrant. Cette volupté emportait tout ce qu’elle avait pu vivre jusqu’ici, comme si rien n’avait compté auparavant. Elle avait trouvé sa place.

Abhilash l’accueillit à l’aéroport avec une petite pancarte blanche sur laquelle on pouvait lire en lettres fuchsia : « Rose Kohl ». Il portait des habits très colorés, lui aussi. Un mélange fascinant de toges traditionnelles indiennes et de vêtements occidentaux. Il lui tendit rapidement un voile aux ornements moirés, lui expliquant qu’il était à la fois un cadeau de bienvenue et un accessoire obligatoire pour la suite du séjour. Elle l’enfila immédiatement, conquise par la beauté de l’étole.

Abhilash était un bel homme d’une quarantaine d’années. Il détenait aussi une culture incroyable : il parlait une dizaine de dialectes indiens, il avait une connaissance magistrale de son pays, de ses enjeux économiques actuels et passés, des castes qui le constituaient, de ses rites, pratiques contemporaines et coutumes. Rose n’aurait pu mieux tomber. Il lui fit visiter les lieux incontournables et touristiques de l’Inde, mais lui permit aussi de dormir chez l’habitant. Elle se sentait fondre au contact de cette culture, pour s’en imprégner durablement. Elle avait parfois du mal à y croire : elle était réellement en train de vivre son rêve. Grâce à Abhilash, Rose pu se lier d’amitié avec huit personnes. Sans gêner ses interlocuteurs, le regard circonspect mais admiratif, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer ces visages. Leurs expressions semblaient baignées d’autres marques que ses compatriotes allemands. Ils se tenaient, riaient, mangeaient, offraient, discutaient différemment. Et elle restait béate face à ce perpétuel mélange de ressemblances et de distinctions entre les peuples, les individus. Lorsque l’heure du départ sonna, Rose ne réprima pas ses nombreuses larmes. Léandre, Mirabelle et Clémentine lui manquaient terriblement, et Ernest aussi. Mais elle aurait souhaité qu’ils la rejoignent.

Pendant ce temps, Ernest et les enfants étaient eux aussi en vacances. Il en avait donc profité pour mener à bien toutes les tâches domestiques, et s’était libéré quelques plages horaires consacrées à la peinture. Il aimait faire la cuisine, il aimait lire des histoires à Clémentine, voir Léandre étudier avec sérieux, même sans avoir de devoir, et entendre Mirabelle chanter à tue-tête. Ernest avait décidé qu’ils ne partiraient pas en vacances cet été-là. Le couple ne confiait plus les enfants à leurs grands- parents depuis longtemps, et il ne se sentait pas la force de bousculer ses habitudes sans le soutien de Rose. Pour que les enfants profitent tout de même des beaux jours, ils les emmenaient aisément en balade. Il avait aussi installé une piscine gonflable dans le jardin, et faisait des barbecues à la moindre occasion. Il appréciait le calme de son quotidien, le rythme prévisible de ses journées. Il attendait pourtant la fin du voyage de Rose, la boule au ventre. Lui qui n’en utilisait jamais, s’était muni d’un calendrier afin de barrer chaque jour le rapprochant du retour de sa dulcinée. Il souhaitait à sa femme de profiter de ce séjour, mais il croisait aussi les doigts pour que ce dernier soit un peu décevant. Il espérait la voir revenir rassasiée, assez pour comprendre que son bonheur se trouvait dans leur foyer, auprès de lui. Comme une expérience du lointain ayant l’avantage de mettre en lumière ce que le proche avait de plus précieux.

De retour dans sa petite ville d’Allemagne, Rose fut d’abord galvanisée par l’idée de partager son aventure. Elle en parlait à son entourage avec une euphorie sans précédent. Mais elle ne réussit pas véritablement à transmettre l’intensité de ses expériences. Elle appela sa mère, pour la première fois depuis presque deux mois. Au téléphone, Rose s’empressa de lui montrer les bienfaits de son choix. Alors qu’elle racontait sa rencontre avec la gestionnaire principale d’Auroville, une femme d’une trentaine d’années ayant repris le pari fou de ses parents, créer une utopie, un monde fait de partage, d’apprentissages communs et de nature, sa mère lui avait coupé la parole :

« Et Ernest, il s’est bien occupé des enfants, durant ton absence ? ».

« Oui, très bien. Tu sais, les enfants, ça le connait. Et les nôtres ne sont pas bien difficiles à gérer. »

Rose tenta de reprendre le cours de son récit, mais sa mère l’interrompit une nouvelle fois :

« Tu sais que les Chaulet sont venus nous voir, il y a peu ? Le petit Léon a eu son deuxième enfant ! Il est chirurgien maintenant. Ça, c’est une belle profession ! Et il est bel homme, avec ça. ».

Rose ne pouvait pas y croire. Hilda n’en avait rien à secouer de ses aventures et de sa joie. Elle ne trouvait pas non plus déplacé de lui vanter les mérites de Léon, homme dont elle l’avait éloignée des années auparavant. Après de courtes minutes durant lesquelles Rose se retenait de vitupérer, elle raccrocha, l’âme en peine.

Ernest était un peu plus réceptif à ses récits de voyages. Mais rapidement, il perdait le fil, n’écoutait plus, se trompait dans les noms ou tentait de créer des parallèles avec des sujets sans aucun rapport. Il y mettait du sien, mais il ne pouvait pas comprendre. Ce fut la même histoire pour ses amis.

Progressivement, Rose prit conscience qu’elle ne partagerait cette expérience qu’avec elle-même. Tout lui restait cependant en mémoire, avec une prodigieuse vivacité.

Comme elle y repensait quotidiennement, il lui était difficile de ne pas en parler à son mari presque tous les jours. Inconsciemment, elle avait peut-être encore espoir de le convaincre. Alors que, sept mois après son retour, elle racontait une énième anecdote, Ernest la stoppa impétueusement :

« Rose, quand est-ce que tu vas cesser d’en parler ? Tu es revenue en Allemagne maintenant, il serait temps de te focaliser à nouveau sur ce qui compte : tes enfants, ta famille, moi. ».

Son ton était comminatoire. Sec. Agressif. Elle fut prise de court. Peut-être était-elle trop centrée sur sa petite personne, peut-être était-il effectivement temps de penser au bien-être de ses proches. Elle n’en parla plus pendant des mois. Elle continuait en secret à se remémorer tous les chemins sillonnés, tous les visages rencontrés.

Ernest, quant à lui, vivait avec la peur perpétuelle d’un second départ. Il peignait toujours beaucoup, mais ses œuvres étaient de plus en plus sombres, comme son âme. Il ne côtoyait plus personne en dehors de sa famille et de ses collègues. Son père était décédé et il avait coupé les ponts avec sa mère. Côté art, son heure était passée : il ne serait jamais reconnu en tant que peintre. Il s’enfermait comme un forcené, sur sa famille et son angoisse que celle-ci explose. Désormais, il en voulait à Rose, de lui faire vivre pareille souffrance. Et son égo pleurait à l’idée que sa seule personne ne suffise pas au bonheur de sa femme.

Deux ans après son voyage, et des milliers de pensées inassumées, Rose se risqua à entamer une nouvelle conversation avec son mari. D’un ton circonspect, elle se lança :

« Je souhaiterais repartir. Je souhaiterais repartir avec vous tous. Je voudrais qu’on emménage en Inde. »

Le visage d’Ernest blêmit. Il se mit à tempêter :

« C’est impossible Rose, tu le sais très bien ! Tu marches sur la tête, ou quoi ? Et les enfants, tu penses à eux, un peu ? Tu veux leur faire vivre leur premier traumatisme ? Tu sais à quel point les gens sont pauvres là-bas, tu l’as toi-même dit ! Tu sais qu’ils ne parlent pas la même langue, qu’il y a beaucoup d’agressions, que la condition des femmes y est dramatique… »

Il prolongea son monologue en dressant une liste colossale des dangers d’une telle migration.

Après l’avoir écouté, Rose lui demanda âprement, comme dégoupillant son premier flash-ball face à une horde de CRS :

« Tu ne voudras jamais changer, n’est-ce pas ? Tu auras toujours peur de sortir de ton petit confort. »

À ces mots, Ernest lui agrippa le bras, coupant le sang et le souffle de sa femme :

« Non, je ne voudrais jamais partir. Cette vie, c’est celle qu’on a construite. C’est celle dont j’ai toujours rêvé. Et je te déconseille fortement de la gâcher. ».

Ses yeux étaient noirs, il avait l’air fou. Son étreinte avait pour but explicite d’imposer sa puissance et de forcer Rose à la docilité. Elle ne l’avait jamais vu ainsi. Il lui faisait mal. Elle sentit la pression marquer son bras de douleur. Elle eut peur. Elle baissa les yeux. Elle courba l’échine. Elle se tut.

Quelques minutes plus tard, elle avait trouvé refuge dans la salle de bain. Ernest était venu gratter à sa porte :

« Rose, excuse-moi. Je me suis emporté, je suis désolé. Mais tu comprends, je ne supporte pas cette situation. Je ne peux pas envisager le fait que tu veuilles partir. Que tu nous quittes. Que tu m’abandonnes. Je ne peux pas vivre sans toi, je ne suis rien sans toi. ».

Il n’y comprenait rien. Pire, il ne voulait rien comprendre. Rose percevait ce déménagement comme une expérience pour leurs enfants, dont ils sortiraient grandis. Mais l’objection d’Ernest s’expliquait uniquement par son refus personnel de changement. Et Rose ne pouvait pas lutter. Il était intransigeant, et elle savait désormais qu’il était capable d’utiliser sa force physique pour ne pas avoir à franchir les frontières allemandes.

Cette constatation terrassa Rose d’un coup de massue dont elle ne put se relever. Elle lui en voulait terriblement d’avoir agi ainsi. Pourtant, le temps passant, elle se mit à croire qu’elle était la cause des coups de boutoir dont elle avait été victime. Ernest avait sûrement raison, non pas sur la forme, mais sur le fond : il était préférable de ne pas imposer un tel changement à leurs enfants. Ce rêve était le sien, pas celui du reste de sa famille. Léandre, Mirabelle et Clémentine étaient heureux ici. Ils grandissaient à vue d’œil et s’épanouissaient dans leur culture d’origine.

Et elle avait désormais peur d’affronter Ernest.

L’idée de prolonger sa vie comme elle avait débuté enténébrait Rose dans une morose apathie. Ce néant endogène la grignotait un peu plus à chaque nouvelle saison. Son travail lui était devenu pénible. Elle n’aimait plus se rendre dans ces salles de classe bruyantes et monotones. Elle avait l’impression de ne plus rien y apprendre, y exécutant inlassablement la même succession de gestes depuis des années. Il en allait de même au sein de son foyer. Elle affectionnait toujours Ernest, mais elle ressentait de la méfiance à son égard. Elle aimait toujours être mère, mais ce n’était plus suffisant à son accomplissement. La routine de son existence l’enveloppait d’un tissu de mélancolie. Toute action semblait en être imprégnée. Plus rien ne la surprenait. Elle ne pouvait pourtant pas se résigner : elle avait trois enfants. Elle avait fondé sa famille dans cette ville, et au bras de cet homme. Savait- elle vraiment à quoi s’attendre, ailleurs ? Elle devait occulter cette sensation. Cette voix, au plus profond d’elle, devait se taire. Quels seraient les dégâts sur leurs enfants, si elle partait à l’autre bout du monde, si elle se séparait d’Ernest ? À quel point lui empêcherait-il de partir ? Comment la punirait-il d’un tel affront ? La laisserait-t-il seulement partir vivante ? Quelles seraient les répercussions sur lui, aussi ? Il se foutrait en l’air, par sa faute. Et ses parents… Elle ne voulait même pas envisager leur réaction. Elle entendait déjà vociférer la voix de sa mère :

« Je te l’avais dit ! Je te l’avais bien dit que ce n’était pas un homme pour toi ! » – « Tu n’es pas sérieuse quand tu dis que tu veux retourner en Inde ? Mais qu’est-ce que j’ai fait pour enfanter une déjantée pareille ? Tu n’as pas honte de vouloir te délester de ton devoir maternel ? ».

Non, c’était tout bonnement impossible. Calfeutrer cette voix, corseter ce prurit, obstruer ce ressenti qui la traversait à tout moment, c’était la seule option. Il fallait que ça cesse.

Voyant Rose sombrer dans la dépression, Ernest lui avait proposé de déménager. Il n’en ressentait ni l’envie, ni le besoin, mais un nouveau départ leur ferait du bien, et empêcherait Rose de partir plus loin. Au moins, en choisissant la destination, il gardait une forme de contrôle. Ils pourraient emménager dans une ville plus attractive culturellement. Ernest avait convaincu Rose qu’un tel changement pourrait les reconstruire. Leurs problèmes venaient de raisons géographiques : ils étaient coincés entre leurs parents, ces sombres connards, et leur petite ville. S’en éloigner serait salvateur. Ils seraient heureux là-bas, ailleurs. Rose s’était laissé persuader. Elle n’avait pas d’autre choix, ça semblait préférable au fait de croupir à Münster, dont elle connaissait le moindre trottoir.

Ils avaient rapidement décidé de quitter Münster pour Berlin. À eux la grande ville, le renouveau. Tout changerait.

Ils emménagèrent donc dans la capitale l’année suivante. Mais les choses ne s’arrangèrent pas pour autant. L’affliction pouvait se lire sur le visage de Rose. Elle vivait désormais dans une ville pour laquelle elle n’avait aucune affection, loin de ses amis. L’Inde la hantait. Elle détestait éprouver ce dédain à l’égard de sa vie. Elle ne supportait pas l’idée de faire partie de ces femmes qui quittent leur conjoint pour voler de leurs propres ailes. Ce n’était pas elle, ce n’était pas ce qu’on lui avait inculqué. Ce n’était pas ce que le monde attendait d’elle.

Elle s’enfonçait peu à peu dans le chagrin, comme engloutie par de perpétuels sables mouvants. Ses chaînes semblaient trop tenaces pour être rompues. Acculée, Rose n’avait plus l’énergie nécessaire. Ernest avait longuement essayé de sortir sa femme de cet abysse, mais il n’était pas prêt à changer, et trop morne pour l’entrainer dans une danse roborative. Plus encore, son acrimonie n’avait fait qu’augmenter, car ses affres ne le quittaient jamais. Il vivait avec cette peur tenace qu’elle les abandonne tous. Il était toujours amoureux de sa femme, et incapable d’imaginer sa vie sans elle. Alors, il passait tantôt de l’entraide et la bienveillance, aux acerbes avanies. Il lui reprochait sans mal son égoïsme, son hystérie. C’était bien une femme… Toujours sujette aux fluctuations de ses humeurs. Sur le coup, Rose bondissait, glapissait, pleurait. Elle s’éreintait. Puis, passablement rassérénée, elle s’enfonçait un peu plus dans son paralysant chagrin.

Elle mit plus de quinze ans à sortir de cette dépression. À se stabiliser définitivement. Entre temps, de l’eau avait coulé sous les ponts. Les enfants avaient grandi. Rose et Ernest n’avaient pas décidé de rompre.

Peut-être les choses auraient-elles été différentes, si dès leurs premiers pas, ils avaient pu choisir quel chemin ils souhaitaient arpenter.

Peut-être les choses auraient-elles été différentes, si on avait appris à Rose qu’elle était une jeune fille brillante, qu’elle était vouée à autre chose qu’enfanter, qu’elle pouvait choisir par elle-même, qu’elle était l’égal d’un homme, qu’elle pouvait se faire confiance – qu’elle devait se faire confiance – qu’il était bon de rêver de voyages, puis de voyager. Qu’il était bon de rêver tout court, de croire en ses rêves et de vouloir les réaliser. De croire en elle-même.

Elle serait peut-être devenue géographe ou anthropologue. Elle aurait parcouru le monde en sac-à- dos, faisant la rencontre de centaines de personnes qui auraient comblé sa soif de découverte. Et Rose aurait passionnément aimé ces gens, autant que leur entière culture.

Peut-être qu’il en aurait été autrement si on avait appris à Ernest que son existence ne se limitait pas à ses performances, que sa sensibilité et sa créativité valaient de l’or. Qu’un homme qui écoute était plus respectable qu’un homme qui emprisonne. Si on lui avait expliqué qu’il n’avait pas à surpasser les autres hommes, ni les femmes. Qu’il n’y avait pas de compétition dans la course au bonheur. Si on lui avait fait comprendre qu’une femme était l’égale de l’homme.

Il aurait peut-être été peintre ou sculpteur. Un artiste heureux, dans une petite ville tranquille. Il aurait eu pas mal d’amis et une vie de famille stable. Il aurait respectée et aimée sa femme, d’une douce affection qu’elle lui aurait rendue, à part égale.

Il n’est cependant jamais trop tard pour se délier des chaînes du passé.

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