Raphael avait douze ans la première fois qu’il eut envie d’une fille, et il ne mit pas longtemps à la décrocher. Elle était plus âgée et trouvait ça bizarre d’être attirée par un minot. Mais elle s’était laissée tenter, et ne fut pas déçue par l’expérience. Lui non plus. Après s’être gentiment tourné autour, ils s’étaient retrouvés dans l’appartement familial de Raphael. Il eut de la chance : aucun de ses parents n’était présent ce jour-là. Un sentiment de soulagement l’avait parcouru en découvrant le domicile vide, il avait bien fait de prendre le risque. Ils s’installèrent d’abord dans le salon et discutèrent un peu, puis Raphael trouva un prétexte pour la conduire dans sa chambre, quelque chose à lui montrer sur son étagère, ou un morceau à lui faire écouter sur son ordi. Tous deux assis sur son lit, ils commencèrent à se peloter avec cette douce naïveté propre aux adolescents. Raphael ne savait pas comment s’y prendre, mais évitait de le montrer. Il était doué pour cacher son inconfort. La suite des événements n’avait plus rien d’enfantin, mais gardait toute l’insouciance des premiers ébats amoureux. Raphael s’étonna de trouver chaque parcelle de ce corps féminin si beau, et de se frayer un chemin facile vers l’hôtel du plaisir réciproque. Décidément, il était doué. Tous deux pensèrent cela. Lui, se découvrant en tant qu’homme, fut fier de ses propres performances. Elle aussi avait été convaincue par la prestation. Elle voulait remettre le couvert, mais en secret. Quelle honte si le collège apprenait qu’elle, jeune et jolie 3ème, avait copulé avec un 5ème dont les charmes étaient encore officiellement incertains. Alors ils se virent à nouveau, mais toujours cachés des yeux d’autrui. Pour Raphael, ce n’était pas un problème, et pour elle c’était la seule option possible. Il en fut ainsi pendant des mois, jusqu’au jour où il lui annonce qu’il l’aimait. Elle, éprise avant tout corporellement, ne prit pas la nouvelle avec bonhomie. Elle pourrait encore danser avec lui deux ou trois fois, mais mettrait rapidement fin à leur relation. C’est donc ce qu’elle fit, le baiser encore quelques fois. Et c’était dément. Puis, elle prétexta avoir rencontré quelqu’un de son âge. Il lui serait impossible de revoir Raphael. Il ne fut pas surpris, il savait que les choses ne dureraient pas éternellement avec elle. Sans même s’en rendre compte, il vécut son premier chagrin d’amour.
Pour éviter la tristesse, il tartinait son égo meurtri d’une fausse confiance en lui dont raffolait la gente féminine de son époque. Il gonflait le torse, parlait beaucoup, prenait une place imposante dès son arrivée dans un lieu. Ces attitudes le vieillissaient, il semblait parfois avoir bien plus que son âge. De façon instinctive, du haut de ses treize balais, il savait occuper l’espace et créer une tension dont lui seul avait le secret.
Plus il grandissait, plus Raphael développait sa capacité à séduire. Il était intensément égocentrique : il aimait par-dessus tout voir dans les yeux des femmes cette flamme qui brûlait pour lui. Lorsqu’il arrivait sur le parvis de son lycée, il prenait soin de ne regarder aucune fille et de manifester exagérément son amour pour ses amis. Il voulait être aimé, il voulait qu’on se dise : « Si seulement il m’aimait comme il les aime ». Il avait ce charisme électrique qui les attirait toutes. Enfin toutes… N’exagérons rien. Il attirait celles en quête de folie, de passion et d’insaisissable. Mais elles étaient nombreuses.
Au cours de ses années de lycée, il découvrit son amour pour l’art, augmentant ainsi son charme aux yeux des demoiselles. Et puis un jour, il rencontra Andrea. Il ne comprit pas bien pour quelle raison cette fille sortait du lot. C’était un soir d’octobre, il était avec ses amis dans un bar un peu craignos, de type PMU. Il aimait ce genre de lieu, lui qui avait développé très tôt une envie de ne rien faire comme les autres, mais de vouloir donner envie aux autres de faire comme lui. Lorsqu’elle entra dans ce bar, il usa de la technique habituelle : il gonfla discrètement le torse pour paraitre assez sûr de lui, sans être totalement arrogant. Tout était question de dosage, et il mettait toujours le bon. Ils se regardèrent, et Raphael comprit dans l’instant que c’était dans la poche. Il s’enquilla quelques bières et une fois bien entamé, il s’approcha d’elle et l’interrogea :
« Qu’est-ce que tu fais, dans un lieu pareil ? ».
« Et toi ? » lui répondit-t-elle, la tête légèrement penchée, un rictus au coin de ses fines lèvres.
Il sourit. S’ensuivit une conversation sans fin sur leurs différents goûts pour les arts. Ils y passèrent tous : musique, cinéma, peinture, surtout la peinture, photographie, sculpture… C’était si simple. De façon absolument naturelle, ils rentrèrent chez elle. Raphael fit pour la première fois réellement l’amour. Pourtant, il en avait vu des vagins, de toutes les couleurs et de toutes les formes. Mais il n’avait jamais été submergé par ce sentiment de douce folie qui le poussait à ne pouvoir s’arrêter de la sentir encore plus proche de lui, de vouloir s’infiltrer encore plus profond en elle.
Le lendemain, il déguerpit rapidement, un peu choqué par l’intensité de sa précédente nuit. Il rentra chez lui et réfléchit. Cela faisait aussi partie de son charme fou : il aimait triturer son cerveau, tourner les choses dans tous les sens, pour obtenir le maximum de points de vues possibles, sortir des sentiers battus unilinéaires, trouver le véritable sens des choses. Il pensa à Andrea sans relâche, pour finalement être soulevé par de fortes nausées. Et si, pour une fois, les choses ne se passaient pas comme il le souhaitait ? Si les rôles s’inversaient ? Si finalement, il se trouvait à la place de toutes ses femmes qu’il avait sautées, mais sans désirer plus ? Et même si une belle histoire les attendaient, que se passerait-t-il ensuite ? Il se trouva bien con, pour une fois, de se tordre l’esprit. Ce n’était plus du tout drôle. Allongé sur son lit, le même qui lui avait permis de se dépuceler quelques années auparavant, il se leva, agrippa sa veste en faux cuir et prit ses jambes à son cou. Il appela une bonne partie de son répertoire – chose facile puisqu’il n’enregistrait presque aucun numéro – afin de trouver un compère prêt à s’enquiller assez de bières avec lui pour occuper son esprit. Cela ne lui prit pas beaucoup de temps, il retrouva Simon et Samir dans un pub tout pété, et la soirée pouvait commencer. Lorsqu’il était avec eux, Raphael se sentait toujours comblé. Ils lui apportaient la stimulation intellectuelle dont il avait besoin, tout en lui permettant de jouir d’un humour sans borne. Toujours sur la même longueur d’onde, avec ou sans pétard, avec ou sans alcool, avec ou sans tout le reste.
Ce soir-là, ils n’y étaient pas allés de main morte. Ils avaient certainement dévalisé le bar, sans vouloir s’arrêter en si bon chemin. Alors, vers 1h du matin, ils décidèrent d’aller fumer un joint au sommet d’une des tours qui fleurissaient leur environnement quotidien. Il faisait souvent ça, surtout depuis le succès de La haine. Ça leur donnait l’impression d’être comme ces trois potes de la galère, paumés mais admirés de tous, dans le fond. Et puis soudain, pendant qu’il riait bruyamment à une blague lancée par Simon, il repensa à elle. Il eut un petit moment d’absence que ses amis constatèrent immédiatement :
« Et ben Raphael, qu’est-ce qui t’arrive ? ».
« Rien rien, j’ai phasé. Je sais pas ça doit être le bédo ! »
Ils se moquèrent gentiment de lui, puis la soirée reprit son cours. Après une petite dizaine de pétards consumés avec plaisir par leurs jeunes poumons, Simon et Samir, au même stade de défonce que Servietski, décrétèrent qu’ils rentraient. Raphael fut pris d’anxiété à l’annonce de leur départ :
« Quoi déjà ? Vous voulez pas qu’on aille voir Lala ? Ça fait longtemps, et j’ai pas envie de rentrer maintenant. ».
Les deux potes lui emboitèrent le pas, n’ayant pas besoin de grand-chose pour suivre Raphael. Ils dévalèrent les 18 étages de l’immeuble, et traversèrent le canal. Ils trouvèrent Lala à l’endroit exact où ils s’attendaient à la voir : en train de poireauter sur le trottoir. Elle les reconnu immédiatement et leur décocha son plus beau sourire :
« Comment ça va les petits loups ? De sortie ce soir ? »
« Ben ouais, pas le choix, faut bien s’amuser ! » avait fièrement lancé Samir.
« Vous voulez une pipe ? » demanda-t-elle, sur le ton de la rigolade.
« Tu sais bien qu’on pourra jamais… Ce serait comme lécher la chatte de notre mère putain ! »
Ils se mirent tous à rire, puis entamèrent leur conversation habituelle. Ils aimaient Lala, parce qu’elle leur posait toujours les mêmes questions et qu’elle écoutait toujours leurs réponses, jamais identiques. Elle était cool Lala, ça y avait pas à chier ! Elle leur donnait de bons conseils et elle les faisait rire. En plus, personne ne se bousculait au portillon pour profiter de ses services, ce qui la rendait disponible pour éclabousser les trois garçons de son expérience de vie haute en couleurs. En revanche, si une voiture s’approchait, ils déguerpissaient immédiatement. Ils le savaient, pour Lala, le boulot était primordial et elle subissait de fortes pressions financières : un centime de gagné, c’était beaucoup d’emmerdes évitées. Ce soir-là, aucun client ne les dérangea. En même temps, y avait-il vraiment beaucoup de types pris d’une envie soudaine de baiser une pute un dimanche à 4h du mat’ ?
Une collègue de Lala – qui se faisait appeler Nymphéa – s’approcha :
« Encore debout, les trois têtes de cons ? ».
Simon et Samir l’adoraient. Pas comme Lala, non. Ils avaient envie de la baiser dans tous les sens en lui susurrant des mots doux pour l’éternité. Elle devait avoir trois ans de plus qu’eux, mais elle en paraissait une dizaine supérieure. Son existence l’avait forcée à la maturité précoce. Tournoyant autour d’elle comme des abeilles attirées par une fleur baignée de soleil, ils s’étaient éloignés et ne portaient plus aucune attention à Raphael et Lala. Coup de chance pour ce dernier, qui souhaitait avoir une conversation privée avec la pute.
« Lala t’as déjà été amoureuse ou pas ? »
Elle explosa de rire :
« Quoi t’es amoureux ? Mais depuis quand ? »
« Pfou non mais je sais pas… Je suis pas amoureux, je l’ai rencontrée hier, mais y a un truc fascinant chez cette meuf. »
« Ohhhhh mais c’est que ma petite saucisse découvre l’amour ! Et c’est qui, la chanceuse ? ». Elle le savait un peu macho et espérait que cette rencontre l’adoucisse. Il était encore jeune, il pouvait évoluer.
« Non mais sérieux, ça me fait un peu stresser. Ça t’es déjà arrivé ? »
« Bien sûr que ça m’est déjà arrivé. Mais tu sais, moi j’ai pas eu beaucoup de chance à ce niveau- là… La plupart des hommes que j’ai aimés ont tenté de me détruire d’une manière ou d’une autre. L’amour, ça rime pas toujours avec plaisir pour moi. ». Elle vit le regard apeuré de Raphael et continua calmement : « Mais toi ce sera pas pareil, c’est sûr. J’ai pas eu de chance, et je suis une femme. C’est pas une excuse à tout mais quand on est une femme, parfois les hommes te font pas de cadeaux. Et moi, je suis pas tombée sur les bons mecs. ». Elle lui empoigna le bras pour agripper son biceps : « Toi regarde comme t’es beau et solide, t’as pas de quoi t’en faire ! ».
Il sourit tristement :
« Merci Lala… Mais quand tu tombais amoureuse, comment tu savais que tu l’étais, vraiment j’veux dire ? »
« Ben je sais pas, sûrement quand l’odeur de leur bite sale ne m’empêchait pas de les sucer gratis !».
Ils rirent avec entrain :
« Et quand ça se terminait, tu mettais combien de temps à t’en remettre ? »
« Ne pense pas à ça chéri, vis ton histoire sans te poser de question, et si un jour ça tourne mal on en reparlera. »
Elle était comme ça Lala, elle avait cette intelligence du présent. La plus dure à acquérir pour Raphael, la plus digne de respect. Putain, elle avait dû en chier dans ses histoires d’amour pour les décrire comme ça encore aujourd’hui, elle qui prenait tout avec tant de second degré.
Elle avait cependant trouvé les mots justes pour rassurer Raphael : il était bien décidé à revoir cette Andrea. S’aurait été trop con, se priver de ce sentiment chaud et réconfortant. Par contre, il était maintenant 5h du matin et ils devaient aller au lycée le lendemain. Ils décidèrent de ne pas dormir, de fumer un pétard de plus et de ramener leurs fraises toutes déconfites directement sur les bancs de l’école. Journée en somme toute banale, ils se firent chier comme des rats morts en cours et attirèrent l’attention sur eux en dehors. Rentré chez lui, Raphael s’assit sur son lit de défloration et sorti son téléphone de sa poche. Il commença à écrire :
« Coucou, comment tu vas ? » – Trop banal, il effaça – « Alors, bien reposée après cette folle nuit ? » – trop prétentieux, et trop beauf, il supprima – « On se revoit quand ? » – trop désespéré.
Il posa le smartphone sur son lit. « C’est quoi, ce bordel ? », pensa-t-il. Raphael savait toujours comment s’y prendre, sans avoir à se poser de question. Pourquoi se retrouvait-il dans une telle situation ? Il s’allongea et ferma les yeux, se laissant aller au souvenir de son propre corps contre celui d’Andrea, en parfaite osmose. Il senti son sexe durcir et tout doucement, glissa la main dans son pantalon, sans même prendre la peine de le déboutonner. Son téléphone vibra sur le matelas, le faisant sursauter. C’était elle. C’était elle, putain ! Son nom apparaissait sur l’écran, entrainant une chaleur intense dans tout le corps de Raphael. La seule vision de ces six petites lettres le rendait heureux.
« Alors, bien remis de ce week-end ? »
Ça le fit sourire. Dans le fond, il avait voulu écrire la même chose, un soupçon de subtilité en moins. Peut-être y avait-elle passé plusieurs minutes, comme lui. Ou peut-être pas… Il lui répondit instantanément :
« J’en ai surtout remis une couche hier soir… ».
Réponse immédiate d’Andréa :
« Sérieux ? T’es plus intempérant que ce que je pensais… ». « Ah t’as encore beaucoup à apprendre sur moi je crois. » « Je ne suis pas sûre de vouloir savoir… »
« C’est vrai ? »
«Non»
Il sourit à nouveau.
Ils continuèrent ainsi durant des heures, s’échangeant des messages sans intérêt apparent, mais qui leurs procuraient un plaisir étrange. Juste quelques lettres sur ces écrans les faisaient rire, leur faisait battre le cœur et le corps, émoustillant leurs hormones en ébullition. Raphael s’endormit comme un bébé. Cette nuit-là, la légende raconte qu’il garda la main sur le cœur et un sourire béat tout au long de son songe.
Ils se virent pour la deuxième fois quelques jours plus tard, mais cette fois dura plusieurs jours. Ils se retrouvèrent le vendredi soir et ne réussirent à se quitter que le lundi matin, forcés par leurs obligations scolaires. Si Raphael s’était écouté, il ne se serait pas rendu en cours. Mais Andrea, malgré une famille encore plus absente, était beaucoup plus consciencieuse. Il insista tout de même pour l’accompagner jusqu’à son lycée, attention qu’elle trouva charmante.
Leur histoire continua ainsi pendant des mois. Il ne se posait plus de questions, se rendant rapidement compte de leur absence de fondement. Et si une remise en cause faisait surface, Andrea la balayait du revers de la main, sans même le savoir. Elle était dotée d’une force exceptionnelle. Sa confiance en elle lui permettait de ne pas avoir peur de l’avenir. Elle était tout ce que Raphael voulait être. Ce personnage public qu’il avait passé des années à façonner auprès des autres filles, cet être sûr de lui et mature, gardant une part de mystère, elle l’était, elle. Naturellement. Réellement.
Ils étaient maintenant en troisième année de fac. Lui aux beaux-arts et elle en anthropologie. Ils passaient toujours le plus clair de leur temps ensemble, mais avaient chacun un univers personnel qu’ils s’évertuaient à garder vivant. Raphael fréquentait quotidiennement de jolis minois et des têtes bien pleines. Durant de longues années, il n’y avait prêté aucune attention. Mais subrepticement autant que soudainement, son regard changea, trouvant finalement beaucoup de jeunes femmes attirantes, du visage aux chaussures. Au lieu d’agir comme avant, ou de redoubler d’efforts auprès d’Andrea, Raphael devint plus difficile à vivre, plus exigeant et plus jaloux. Moins aimant. Il ne supportait plus de la voir sortir sans lui. Pourtant, il continuait à vouloir passer du temps sans elle. Il s’amusait à draguer sous ses yeux, la regardant du coin de l’œil en touchant les cheveux d’inconnues. Il la savait très indépendante et peu jalouse. Mais il ne lui avait jamais donné de raison d’être possessive avant. Il voulait maintenant tester les limites de leur amour. Il lui faisait aussi des réflexions sur son physique, la comparait sans cesse aux autres filles, tantôt pour mettre en avant ce qu’une inconnue avait de plus, tantôt pour mettre en exergue ce dont Andréa manquait. Elle ne comprit pas ce revirement de situation, ils étaient ensemble depuis bientôt cinq ans et il n’avait jamais agi ainsi auparavant. Mais sa force de caractère l’empêchait d’être trop perméable à l’attitude de Raphael : s’il l’aimait, il devait continuer à le faire entièrement, ses défauts compris. Au bout de quelques longs mois, elle perdit patience, et espoir. Elle posa un ultimatum à Raphael : s’il ne retrouvait pas ce qu’elle appelait son vrai visage, elle ne voudrait plus le voir. Il fut surpris par cette injonction, et comme à son habitude, il tritura son esprit. Il tenta de comprendre pour quelle raison il la traitait ainsi, mais en vain. Il avait juste envie de découvrir d’autres personnalités, de sentir d’autres corps, d’aimer d’autres bouches. Il la laissa partir sans difficulté.
Andrea se trouva submergée d’une tristesse inédite. Elle ne s’y attendait pas. Durant plusieurs semaines, elle vomissait tous les aliments qu’elle tentait d’ingurgiter, maigrissant à vue d’œil. Elle tentait de s’occuper l’esprit, passant le moins de temps possible seule, afin de ne pas ressasser son choix et la possibilité de le remettre en question. Elle se focalisait aussi sur son master. Raphael ne méritait pas qu’elle loupe son année. Il n’en valait plus la peine. Pendant ce temps, lui se pavanait dans les ateliers des beaux-arts, ayant retrouvé son amour pour les jeux de séduction. Il était heureux de pouvoir enfin assouvir tout ce désir latent. Il l’avait refoulé par amour pour Andréa, ou peut-être par lâcheté, par peur de rompre. Il s’empêchait maintenant d’y réfléchir, il voulait juste jouir de cette liberté retrouvée. Suite à cette période de trouble, Andrea, vécu encore quelques semaines aux humeurs instables, pour finalement renaître de ses cendres. Elle commença à ressentir les bienfaits de leur séparation, puis redécouvrit son amour entier pour la vie. Huit mois après l’avoir quitté, elle était à nouveau elle-même. Raphael, quant à lui, filait le parfait amour avec sa propre image, celle d’une personne remarquable dans le regard d’autrui. Lui aussi, avait l’impression de naître une seconde fois. En dehors des filles, il se redécouvrait sur la même longueur d’onde que ses amis. Il n’en avait pas pris conscience, mais leur profonde complicité avait disparue depuis bien longtemps. Et sa réapparition était salvatrice. Ils lui firent d’ailleurs remarquer :
« Putain, notre Raphael est de retour, ça fait plaisir putain ! ».
Il avait aussi de nouveaux buts : il voulait réussir à avoir toutes les femmes qui lui faisaient envie, sur le champ. Et comme le vélo, il n’avait pas oublié de quelle façon ça fonctionnait. Il recommença doucement, puis ses victimes s’enchainèrent : il ne comptait plus le nombre de femmes amenées dans son pieu. Avec certaines d’entre elles, il était tout simplement bestial et passionnel, avec d’autres il était doux comme un agneau, quoi que toujours animal dans un sens… Et puis un jour, les femmes dites banales ne lui suffisaient plus. Il était temps de séduire des mannequins, des miss, des actrices. Au début, ce fut difficile. Il avait du charme, mais il était loin de correspondre aux critères demandés. Et puis, après avoir essuyé quelques échecs, il réussit à dégainer les bonnes cartes. Mais il se lassa rapidement, et essaya les hommes. C’était encore plus simple pour lui, mais il ne parvint pas à y prendre goût. Alors, il jeta à nouveau son dévolu sur les femmes, mais une à la fois ne lui suffisait plus. Il en voulait deux, trois, quatre… en même temps. Son parcours artistique l’avait mené à Berlin, où il pouvait de surcroît assouvir ses pulsions dans grand nombre de lieux nocturnes, que seul le jour ne pénétrait pas.
Des années avaient passées depuis sa rupture avec Andrea, Raphael ne faisait plus partie de sa vie et il ne savait plus de quoi était constituée la sienne. Rendant visite à sa famille, il eut le plaisir de passer une soirée avec Simon et Samir. Après quelques pétards, Samir lança à ses deux amis :
« On se fait un petit détour Lala, à l’ancienne ? ».
Sans même prononcer un mot, ils se levèrent tous les trois et se dirigèrent vers le canal. Elle était toujours là, cette bonne vieille Lala. En la voyant, Raphael la trouva encore plus belle que dans ses souvenirs. Plus décrépite aussi, mais ça lui plaisait. Elle était si heureuse de les apercevoir, elle leur lança immédiatement :
« Vous savez quoi les gars ? Ce soir, les clients peuvent aller se faire baiser par n’importe quel autre tapin, je vous consacre tout mon temps et mon cul ! ».
Quel bonheur de retrouver Lala. Raphael lui raconta ses dernières années à Lille, puis à Berlin. La langue bien pendue, il lui dépeignit tous ces corps qu’il avait aimés pour un soir. Elle riait à ses histoires, jusqu’au moment où elle le coupa en pleine description d’une orgie :
« Et Andrea, tu l’as jamais revue ? ».
Cette question créa une sorte de paralysie dans l’esprit de Raphael. Son cerveau bloqua. Il n’avait pas entendu, ni prononcé, son nom depuis bien longtemps. Il n’y avait même plus songé depuis une éternité.
« Et ben quoi, j’ai dit une connerie ? », continua Lala en voyant pour la première fois Raphael rester sans voix.
« Non, non, c’est juste que… Non je ne l’ai pas revue. »
« Ok. », avait-elle timidement répondu, sans prendre de risque. « Mais j’aimerais bien je crois. »
Le lendemain, il essayait de retrouver sa trace. Ce fut chose facile… Il découvrit son visage actuel en deux clics. Elle n’était plus tout à fait la même : elle paraissait avoir encore davantage confiance en elle, était un peu plus arrondie qu’avant et avait les traits légèrement plus marqués. Il la trouvait toujours aussi belle. Peut-être plus encore.
Elle semblait célibataire : aucune trace d’un potentiel mec sur ses dernières photos. Il décida de la recontacter. Elle répondit rapidement, et ils se retrouvèrent nez-à-nez trois jours plus tard. Lorsqu’il l’aperçut, tout l’être de Raphael fut soulevé de sentiments partagés : du réconfort et de l’angoisse dans le même message neuronal, de la satisfaction et du désarroi, de la tendresse et de la passion. Ils s’assirent autour d’un café. Raphael amorça rapidement la conversation :
« Qu’est-ce que tu deviens ? »
« Vaste question ! », sourit-elle. « Je suis devenue chercheuse. Je bosse à l’université de Strasbourg. »
« Putain ! T’as réussi, alors ? »
« Oui, je crois. J’ai jamais été aussi heureuse que depuis mon entrée dans ce monde de barges ! Et toi?»
« Je suis peintre, et je tiens une galerie d’art à Berlin. »
Ils échangèrent quelques mots sur leur nouveau quotidien. Raphael n’avait pas envie de jouer avec elle. Il était tiraillé : il ne souhaitait pas lui mentir sur le chemin sexuel qu’il avait emprunté ces dernières années, mais s’il commençait à en parler, il ne pourrait s’empêcher d’en jouer et de vouloir stimuler en elle une forme de jalousie. Alors, il lui coupa soudainement la parole, au cours d’une conversation sans aucun lien, pour lancer :
« T’as déjà repensé à nous deux ? »
« Oui, évidemment. »
« Et t’as pensé quoi ? », avait-t-il demandé avec un sourire de satisfaction.
« Pendant des mois, voire des années, je t’en ai voulu. Lorsque je pensais à toi, je ne voyais que la souffrance de notre rupture et ton attitude exécrable à la fin. Puis, j’ai commencé à voir les choses différemment, pour finalement retenir les points positifs de notre histoire. Et il y en a eu des tas. ». Elle articulait ces mots avec calme, elle était détendue.
« J’aime ta façon de parler. », lui répondit-il d’un ton donjuanesque.
« Merci. ». Sa voix à elle ne décelait pas la même soif de séduire. Raphael avait du mal à interpréter ses intentions.
« Et moi, tu veux pas savoir ce que j’en pense ? », avait-il demandé avec entrain, en se dandinant légèrement sur sa chaise.
« Si, je t’écoute. »
« Pour être honnête, je n’ai plus pensé à toi pendant des années. Et y a quelques jours, je me suis pris une claque en me rendant compte qu’en fait, j’avais jamais cessé de t’aimer. »
Andrea resta sans voix. Elle le regardait avec des yeux ébahis.
« Ça te fait rien d’entendre ça ? », avait-il continué, surpris de ne pas entendre son interlocutrice répondre immédiatement : « Mais c’est génial, moi non plus je ne t’ai jamais oublié ! ».
« Écoute Raphael je sais pas, ça sort de nulle part, tout ça… C’est pour cette raison que tu voulais me voir?»
« Ben oui, entre autres. Tu crois pas que notre histoire est inachevée ? »
« Non, je ne crois pas. Et si j’avais su ça, je ne serais certainement pas venue. Comment peux-tu me faire l’affront de débarquer comme une fleur, après tant d’années de silence, simplement pour me dire ça ? Tu ne sais plus qui je suis, aujourd’hui. Et si tu avais continué à m’aimer, réellement je veux dire, tu n’aurais pas agi ainsi. Tu m’as balayée de ta vie en un instant et tu n’as jamais donné de nouvelles. Peut-être que tu le regrettes désormais, et peut-être que t’es paumé dans ta vie. Mais ne me mêle pas une fois de plus à tes délires égocentriques. »
« Tu m’en veux tellement… C’est terrible comme tu m’en veux. ». Avait-il murmuré avec une fausse tristesse dans la voix. En réalité, il se disait que la haine était liée à l’amour. Il pouvait donc la reconquérir.
« Non, je ne t’en veux pas. Mais ce genre d’histoires ne m’intéresse plus. J’ai pris du temps à faire le deuil, et c’est très bien comme ça. ».
C’était vrai, elle semblait incroyablement sereine et franche.
Cette posture, mêlant la confiance en soi et la sincérité, ne fit qu’augmenter le sentiment amoureux éprouvé par Raphael à l’égard d’Andrea. Il n’avait plus l’habitude de tels comportements. Les autres femmes ne lui refusaient rien, et avait toutes intégré la chance d’être l’objet de son attention, ne serait-ce que furtivement.
Elle sorti quelques pièces de sa poche, se leva et lui dit d’un ton désolé :
« J’espère que tout ira bien pour toi Raphael, je te souhaite vraiment le meilleur. », puis elle disparut.
Il resta là, assis, la queue entre les jambes et le moral dans les chaussettes.