Pierre

Pierre avait 23 ans quand il rencontra Pourpre. Elle était de taille moyenne, mais dégageait quelque chose de grand et de fort. Son visage joufflu lui donnait un air singulièrement juvénile lorsque ses yeux ronds reflétaient de concert une douceur enfantine et une insouciance usurpée. Son allure générale exprimait les nombreux paradoxes de son âme. Pierre succomba immédiatement à ses charmes et elle ne se joua pas de lui. D’ailleurs, elle ne se jouait de personne, jamais. Son caractère franc lui empêchait pareil comportement. Elle n’était que douceur et dynamisme.

Ils se rencontrèrent au détour d’un comptoir, lorsque Pierre travaillait dans un bar joliment nommé « Le Calice ». Effectuant son job avec ferveur et sérieux, il lui servit un grand nombre de Médocs qui avait le double avantage de remplir son portefeuille et d’abandonner Pourpre à la séduction. Il ignorait cependant qu’en entrant dans le bar, elle l’avait immédiatement choisit comme étant son prochain partenaire, de lit ou de vie. L’alcoolémie était un simple prétexte pour dévoiler son attirance envers le jeune homme au large sourire. Ils se mirent à discuter gaiement, comme un serveur charismatique et son honnête cliente peuvent le faire. Elle se sauva sur les coups de 2h du matin, lorsque Pierre annonça la fermeture. Elle ne lui avait donné aucune information sur sa personne : ni nom, ni numéro de téléphone. Il avait pourtant le pressentiment qu’il la reverrait, et il avait vu juste.

Une dizaine de jours plus tard, elle fit une seconde apparition dans les eaux troubles du Calice. Il était ravi de l’apercevoir et lui témoigna sans détour une attention particulière. Elle avait trouvé ça drôle, elle qui s’était dit sur le trajet du bar : « Tu ne passes pas par quatre chemins, il te plaît, montre- lui simplement. ». Il ne lui laissa pas le temps de prendre les devants. Ce soir-là, ils échangèrent leurs coordonnées. Après quelques discussions virtuelles, ils décidèrent de se revoir en dehors des heures de travail de Pierre. Ils passèrent une soirée fabuleuse, ponctuée par leur humour piquant. Ils partageaient aussi leur amour pour la gastronomie, et les vins qui s’y accommodaient. Le regard de Pourpre brûlait Pierre de l’intérieur, quand le rire de ce dernier embaumait son cœur à elle. Ils s’embrassèrent dans une ruelle parisienne, entre une poubelle et la vitrine d’un disquaire. C’était magnifique.

Pourpre achevait des études d’éducatrice spécialisée. Elle était passionnée, transportée par sa future profession, dévouée et généreuse. Elle s’était focalisée sur l’aide aux mineurs désarmés, dont les parents s’étaient vus interdire la garde pour cause de maltraitances diverses. Malgré un équilibre qu’elle s’était construit au fil des ans, Pourpre avait connu des périodes sombres et elle se sentait parfois submergée par les difficultés du quotidien. Elle était douée dans ce qu’elle faisait, mais il lui arrivait de penser : « si tu n’es pas bien avec toi-même, tu ne pourras jamais aider autrui. ». Elle avait conscience de ses actes et des conséquences qu’ils pouvaient avoir sur le bien-être des enfants. C’est pourquoi elle s’évertuait à être toujours bienfaisante, laissant ses problématiques personnelles à l’entrée du foyer, autant que faire se peut. Elle se débrouillait bien à ce sujet. Il lui arrivait, bien sûr, d’avoir quelques difficultés à se positionner correctement dans les relations qu’elle entretenait avec ces gamins. Mais elle donnait toujours le meilleur d’elle-même, conservant un regard éloigné et rationnel sur son travail et sa complexité.

Pierre l’avait soutenue dès ses premières expériences de stage, avec un sentiment d’admiration infaillible. Il était si fier d’elle. Il savait ce qu’elle avait vécu par ailleurs, et trouvait splendide la capacité de Pourpre à utiliser ses failles pour les remplir d’or. Elle se démenait pour changer la vie de ces gosses, et elle était un bel exemple à suivre.

Elle ne se sentait pourtant pas heureuse. Une chose en elle avait été rompue ce soir d’avril, lorsque son oncle était subrepticement entré dans sa chambre d’enfant pour parcourir son corps encore frêle. Elle avait par la suite lutté pour vaincre le traumatisme causé par les paluches de ce gros porc. Une part d’elle réussit à en effacer un maximum de traces, une autre demeurait inlassablement déchirée. Pierre savait ce qui avait brisé cette enfant, et agissait avec toute la bienveillance de son bel amour. La nuit, elle était fréquemment prise de terreurs nocturnes. Elle se mettait soudainement à appeler à l’aide dans l’obscurité. Ses cris réveillaient systématiquement Pierre, qui la calmait en quelques secondes, sans pour autant l’extirper de son sommeil. Ils étaient bien ensemble, du moins Pourpre n’aurait pu être plus comblée. Ils se comprenaient, riaient, s’aimaient. Elle se disait toujours chanceuse d’avoir rencontré Pierre, et il faisait de même à chaque instant qu’il la voyait.

Ils vécurent ainsi durant plus de trois années, jusqu’au jour où Pierre rentra, épuisé d’une soirée agitée dans le restaurant gastronomique où il bossait depuis quelques mois. Ce soir-là, il se sentait anormalement harassé, comme vidé d’une énergie vitale pourtant caractéristique de sa personne. Après avoir gravit les quatre étages de leur immeuble parisien, il tourna doucement la clé dans la serrure pour ne pas réveiller Pourpre qu’il savait endormie. Il ne pensait pourtant pas son sommeil si profond, cette nuit-là. Il découvrit son corps étendu dans le lit conjugal, gelé et sans vie. Il aurait pu faire tomber son trousseau, se cogner à tous les meubles, user d’une perceuse pour médailler leur chambre, elle n’aurait pas ouvert l’œil. Elle avait décidé d’arrêter de boire le calice jusqu’à la lie. Elle avait décidé d’en finir, sans même le prévenir.

Pierre appela immédiatement les pompiers, mais c’était trop tard.

Au cimetière, il regardait son corps étendu, ce corps noir comme la robe de sa défunte aimée. S’aurait dû être le 1137ème jour l’un en compagnie de l’autre. Il lui en voulait, il lui en voulait terriblement de l’avoir ainsi arrachée à lui. De ne pas lui avoir parlé de ses envies de suicide, elle qui de nature n’omettait jamais aucune information. Il lui en voulait de ne pas lui avoir donné la possibilité de l’aider davantage, de l’aimer davantage. De l’aimer plus longtemps. Elle avait interrompu leur vie, empêchant ainsi Pierre de la couvrir encore de son infatigable attachement. Et il la haïssait pour ça.

D’un naturel gai et rieur, il avait la chance, qui ne tenait aucunement du hasard, d’être bien entouré. Il profitait d’une famille bienveillante et d’amis chaleureux. Ces derniers lui permirent de ne pas franchir le même cap que Pourpre, de s’accrocher à la vie par les lianes de la tendresse humaine. Il passa de longs mois l’esprit enchevêtré dans d’obscurs pensées, dialoguant avec elle comme une âme perdue. Mais la nature joyeuse de Pierre refit surface progressivement, laissant son rire surpasser ses larmes. Avec le temps, il s’était reconstruit un équilibre précaire. Il se savait encore chancelant, mais il sentait au fond de son être qu’il renouait avec ce qu’il était réellement. Seulement, tous les recoins de cette ville le ramenaient à Pourpre. Il la voyait partout, sans cesse. Paris était chargé de sa couleur. Il décida, après quelques semaines de mûres réflexions, de déguerpir pour que le processus de deuil prenne fin. Il connaissait Berlin et aimait l’énergie de cette ville. Il appréciait son âme libre et désinvolte, torturée et gaie à la fois, un peu à la manière de Pourpre, d’ailleurs. Cette capitale correspondait aussi à sa nouvelle personnalité ; elle pourrait le comprendre dans les bons comme dans les sinistres jours.

Il emménagea dans le quartier de Prenzlauer berg, qu’il affectionnait tout particulièrement pour son côté à la fois festif et familial. Travaillant beaucoup depuis des années et ayant bénéficié d’un héritage familial imposant, il se permit d’être son propre patron dans une atmosphère qu’il créa de toute pièce. Il ouvrit ainsi un lieu dédié au temps de l’agréable : restaurant le midi, bar l’après-midi, club la nuit. Il dormait peu et passait le reste de son temps à améliorer cet endroit. Les gens l’appréciaient, lui autant que son eldorado. Ce dernier connut un franc succès permettant à Pierre de se sentir à nouveau vivant, et un tant soit peu accomplit. Il dédiait son existence à ces quelques murs, ils lui apportaient tant.

Après presque deux années sans rencontre amoureuse, il fit la connaissance de Gil. Elle était belle comme le jour et chaleureuse comme le soleil. Tout son être rayonnait. Pierre fut instinctivement attiré vers pareille élégance, inconsciemment drainé aussi par le fait qu’une telle personne ne se fouterait jamais en l’air. Elle aimait beaucoup trop la vie. Elle était la vie.

Gil fut tout aussi séduite par Pierre, dont la gentillesse et la fragilité transparaissaient à chaque mouvement. Il avait vingt-neuf ans lorsqu’elle souffla sa vingt-septième bougie.

Pierre, encore traumatisé par la perte de Pourpre, ne souhaitait pas brûler les étapes avec Gil. Il avait peur de se cramer les ailes à nouveau. Elle, envisageait le couple sous le prisme d’une liberté et d’une indépendance qui tenaient du simple bon sens. D’un commun accord, ils prirent le temps de nourrir leur passion et se dédièrent naturellement un amour grandissant au fil des mois. Ils eurent rapidement envie de se côtoyer quotidiennement, tout en jouissant d’une grande part d’autonomie. Ils faisaient maintenant partie intégrante de la vie de chacun et s’aimaient profondément. Quel sain amour, quel bel amour, ils avaient la chance de partager. Pierre regardait souvent Gil en pensant qu’il n’aurait pu imaginer revivre pareille situation. Il s’empêchait toujours de comparer mais il savait, au fond de lui, qu’il l’aimait encore plus qu’il n’avait pu adorer Pourpre. Il la chérissait chaque jour accordé par le temps défilant. Il lui disait souvent :

« Je veux un enfant de toi. ».

Et Gil lui répondait parfois :

« Moi, je veux un enfant de nous. ».

La même année, Gil alla chez la gynécologue. Elle y trainait toujours un peu la patte, mais savait devoir parfois s’y rendre. Elle apprit avec effroi qu’elle avait une tumeur dans le sein gauche. Elle fut suivit par de bons médecins berlinois. Mais la maladie s’empara d’elle avec une rapidité foudroyante. La chimiothérapie ne faisait qu’augmenter sa fatigue et sa terreur de la mort. Son corps cessa de fonctionner un an et demi après l’annonce de cette tragédie.

Pierre était resté optimiste jusqu’au dernier souffle, et Gil avait gardé son amour pour la vie jusqu’à ce que ses yeux ne se ferment à perpétuelle demeure.

Pierre se trouva démuni face à ce second arrachement du cœur. Il était désemparé, désaxé. Tous ses faits et gestes lui rappelaient Gil. Son amour pour elle ne trouverait jamais plus d’égale, et d’ailleurs, il ne souhaitait pas que cela se produise.

Cette fois, ce fut trop. Il sombra véritablement dans la dépression. Son entourage était toujours aussi présent, mais il ne pouvait plus lutter. Malgré la générosité dont il disposait, il avait l’impression que son amour était un élixir meurtrier. Au lieu d’offrir le bonheur aux femmes qu’il aimait, il les sacrifiait sur un funeste hôtel. Il faisait souvent ce songe tourmenté ; il se voyait enlacer une femme sans visage, qui se changeait instantanément en poussière, voltigeant vers les cieux dans un mouvement vertical d’une extrême violence. Le corps de Pierre tombait à terre sous l’absence de matière humaine. Ses mains rattrapaient la chute, mais ses genoux saignaient et sa gorge gonflait en mordant les restes de cendres. Il se réveillait toujours à cet instant, haletant et transpirant. Le visage raviné et le cœur lourd de tout cet amour qu’il ne pouvait plus donner.

Il croisait parfois des regards, mais ne les rencontrait jamais. Il ne voulait plus prendre le risque de vivre pareille douleur. Plus encore, il n’aurait pas survécu si le destin l’avait forcé à endosser une troisième fois ce rôle de bourreau. Il évitait toutes les femmes dont il pensait pouvoir tomber amoureux. Et puis au fil du temps, il voulut se préserver de toutes celles dont les charmes l’effleuraient. Les plus optimistes essayaient de le séduire pendant un temps, puis abandonnaient avec aigreur ou désinvolture. Les plus timides ne s’y risquaient même pas. Elles avaient entendu parler de « Pierre l’intouchable », et ne se sentaient pas à la hauteur de décrocher son inatteignable cœur.

Malgré sa popularité indéniable, il se sentait terriblement seul. Il avait revendu son eldorado d’après Pourpre et construisait une terre d’évasion post-Gil. À nouveau, il se tuait à ce dur labeur qui lui procurait d’indéniables bénéfices. Il ne pouvait plus bâtir d’histoires d’amours, alors il construisait des lieux chargés de toute cette affection non déversée sur un être choisi. Il faisait profiter tout le monde de son altruisme, et personne ne s’en plaignait. Une fois l’endroit totalement transformé et glorifié d’une notoriété méritée, Pierre le délaissait pour se lancer à la poursuite d’un nouveau paradis à élaborer. Pour vaincre le trou béant laissé par Gil, il ne fallait pas une terre d’asile, mais des dizaines. Il travailla avec cette frénésie durant quatre ans. Seule une infime part de ses fréquentations avait connaissance de ce qu’il avait enduré. Il était un autre homme entre les murs de ses édifices : il parlait sans relâche, courrait à tout va, enchaînait les plaisanteries et autres jeux de mots dont il raffolait. Très peu de personnes le savaient malheureux. Certains croyaient qu’il se rendait inaccessible par jeu, ou pour se donner un genre. Mais rien dans l’attitude de Pierre ne renvoyait un désir de dominer l’autre. Il rayonnait toujours d’une intrinsèque bienveillance. Il s’empêchait pourtant de laisser voguer ses pensées en malmenant son corps par la suractivité. Il s’épuisait.

Progressivement, son esprit coula à nouveau vers l’amour. Il était doté de cette caractéristique endogène, imprégnée dans son tempérament : il fallait qu’il aime. Il repensa à ce sentiment de bien- être éprouvé lorsqu’il donnait et recevait de façon immodérée. Il songea à l’amour inconditionnel. Il voulait à nouveau le trouver. Au début, cette idée le rapportait violemment à son existence passée. Elle l’effrayait. Puis, il accepta. C’était l’unique sens qu’il accordait à la vie, cette intense allégresse de l’investissement amoureux. Il n’avait jamais été victime d’un sort acharné, son destin ne pouvait que tourner, laissant ses idylles perdurer. Il voulait prendre le temps de rencontrer une nouvelle âme, et d’en faire sa sœur à nouveau. Il retrouverait un amour, un amour durable et tout aussi beau que les précédents. Son cœur avait beaucoup trop à donner pour ne pas être pris. Il le sentait, il le savait.

Et il avait raison.

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