Manon

Elle jouait depuis quelques minutes avec trois autres enfants, mais décida soudain qu’elle s’ennuyait. L’heure fraichement écoulée lui paraissait être une éternité et elle voulait que le temps défile en un instant. Rapide – efficace. Elle souhaitait rendre les choses plus amusantes, et pour ça, il fallait de l’action. Elle commença par proposer un jeu tout simple, une sorte de parcours qu’elle montrait et que ses pairs devaient reproduire. L’un après l’autre, ils tentaient de mimer ses faits et gestes avec souvent plus de difficultés. Ils marchèrent ainsi sur des cordes instables, gravirent des arbres monstrueux pour leurs petites tailles et escaladèrent des toits de maisonnettes réservées « au moins de 10 ans ». Mais ils y arrivaient, et elle aussi. Alors, elle commença à s’ennuyer, encore. Cette simplicité fit germer dans son jeune cerveau une nouvelle idée : ils n’allaient plus jouer avec leurs mains et leurs jambes, mais avec leurs bouches. Elle défia ses compères de manger la même chose qu’elle. Malgré un estomac tapissé d’acier, qui la ferait gagner à coups sûrs, Manon n’agissait pas ainsi par esprit de compétition. C’était pour l’amour de la nouveauté, du risque, de l’engloutissement.

Elle se mit à parcourir le parc pour y trouver des victuailles. En dix minutes, elle avait récolté de quoi passer du bon temps. Le jeu commença avec des feuilles, puis du bois, puis du sable des graviers des mégots des bouts de verres. L’efficacité était un trait de caractère prononcé chez Manon, elle ne prit pas plus de quatre minutes à tout avaler, puis à défier fièrement ses petits amis. Ils tentèrent de suivre la cadence, mais en vain… Les parents de ses trois victimes étaient tous représentés : un papa tapotait sur l’écran de son téléphone, et deux mamans, plus proches visiblement, discutaient avec passion d’une conférence à laquelle elles avaient assisté ensemble. Laura redressa la tête aux grondements de son fils. Elle aperçut alors le déferlement des éléments avalés quelques secondes avant, ressortant tout droit de l’œsophage d’Armand. Elle se leva d’un bon lorsqu’elle l’aperçut se vider à grands coups de jets moribonds. Les deux autres parents suivirent le mouvement, tout aussi alarmés par la monstrueuse texture des déjections. Ils se livrèrent immédiatement à un interrogatoire acharné, au cours duquel devaient être découverts tous les matériaux ingurgités, et surtout, le fautif de ce festin. Manon fut rapidement démasquée et elle ne tarda pas à sentir les larmes lui monter aux yeux. Ses parents n’étaient pas présents, mais n’étaient jamais loin : telles des étoiles protectrices, ils observaient leur progéniture du haut de leur appartement, donnant sur le parc. Ils constatèrent aussitôt le minuscule attroupement. Nathalie descendit à la rescousse, comme toujours. Elle se prit une bonne remontée de bretelles par les autres parents, qu’elle refourgua ensuite à sa fille.

C’était ça, l’histoire de Manon. On la surnommait la toupie, et c’était plutôt bien trouvé : des jambes fines comme des baguettes, une tête grosse comme une ampoule et une rapidité que personne ne pouvait suivre. Les premières années de sa vie furent difficiles à gérer pour ses parents : son caractère exigeant, intempérant et increvable les obligeait parfois à arpenter d’impraticables chemins. Elle avait ce perpétuel engouement pour le danger. Il l’attirait, c’était plus fort que tout. Aimée par ses pairs pour son caractère à la fois authentique et dirigiste, elle faisait rire l’assemblée mais était bien trop suivie dans ses conneries aux goûts des adultes. Lorsque sa conscience naquit, elle comprit que plus elle côtoyait les autres bambins, plus elle se prenait une dérouillée par la suite. Cette manie de manger tout ce qui lui tombait sous la main… C’était systématique, ça la menait à de violentes réprimandes de la part des adultes. Et comme elle ne cherchait pas le conflit, elle devait cesser ces agissements. Incapable de faire les choses à moitié, elle prit un sentier diamétralement opposé : elle repoussa camarades et nourritures, d’un coup d’un seul.

Ce tri drastique eut lieu au cours de sa sixième année : elle ne parlait plus qu’à une petite fille ou un petit garçon à la fois. Cela durait pendant quelques jours ou quelques semaines, puis elle renouvelait la personne tolérée. Ses repas avaient la même saveur : un seul aliment par semaine, et ce durant des années. Sans surprise, c’était un gros problème à la cantine, mais rien à faire. Plus on tentait de stopper la toupie, plus elle vous faisait tourner en bourrique. Tout le monde abandonnait. Malgré son caractère d’une grande douceur, elle était d’une inflexibilité à couper le souffle. Le monde extérieur perdait des plumes à tenter de la façonner à son image, et il finissait par vouloir garder un peu plus que la peau sur les os. À abdiquer, en somme.

Nathalie savait depuis longtemps que sa fille n’était pas comme les autres. Au début, elle avait juste pensé être comme tous les parents. Elle aimait l’originalité, elle voyait peut-être en sa progéniture ce qu’elle cherchait chez tout un chacun : ce brin d’authenticité donnant du sens à la vie. Mais plus le temps passait, plus elle se rendait compte du caractère réellement spécial et marginal de sa fille. Elle ne voulait pas voir ça comme un problème, mais il fallait agir en conséquence : s’adapter et surtout, être une mère à la hauteur. Elle devait sans cesse se renouveler, afin de comprendre la psychologie de son enfant. Et sur ce point, elle avait souvent la sensation de planter des épées dans l’eau.

À force de creuser, Nathalie s’était rendu compte du lien étroit que Manon entretenait entre la nourriture et les liens sociaux, mais elle n’arrivait pas à interpréter la connexion opérée dans l’esprit de sa fille. En allant la chercher à l’école, elle s’aperçut d’une chose troublante : sa toupie avait décidé le dimanche – ces changements alimentaires se produisaient inlassablement le dimanche – que jusqu’à nouvel ordre, elle ne mangerait plus que des pommes Granny. Lorsqu’elle vit arriver Manon accompagnée d’une camarade tolérée vêtue d’un tee-shirt au vert anormalement fluo, elle fut mise sur une première piste. Et si la nourriture et les liens sociaux étaient aussi liés à d’autres paramètres ? Sa fille était-elle sensible à des assemblages qu’elle seule pouvait voir ? Cette idée d’une association entre couleur, aliment et sociabilité parue alors évidente pour Nathalie. Elle s’étonna même de ne pas l’avoir observée plus tôt. Le lendemain, elle se réjouissait d’aller récupérer sa fille sur les bancs de l’école, afin de confirmer sa théorie. Quelle ne fut pas sa déception lorsqu’elle vit Manon sortir de la classe avec la même copine que la veille, vêtue cette fois d’une robe fuchsia. Manon ne mangeait toujours que des pommes, et aucune d’entre elles n’étaient rose. Nathalie en prit un coup. Elle pensait enfin avoir regardé à travers les yeux de son enfant. Elle se blâma d’avoir été si bête, de s’être si vite monté la tête. Ça pestait dans son crâne : « Tu le sais pourtant, qu’elle est complexe… Tu aurais dû moins te réjouir, maintenant c’est retour à la case départ, -1 si on considère la déception engendrée. ». Alors, elle chercha, encore et encore, à comprendre davantage la psychologie de sa minuscule progéniture. Elle avait la profonde conviction que ses agissements enfermaient une certaine logique, dont il lui fallait simplement déceler les rouages. Comme une horloge extrêmement élaborée, dont les mécanismes pouvaient s’avérer purement mathématiques. Elle essayait de trouver d’autres liens entre ses deux obsessions, il devait y avoir un sens. Avec Manon, il y avait toujours un sens. Il était simplement d’une logique si implacable et inébranlable qu’elle seule le percevait avec clarté.

Elle avait tenté de l’emmener chez une pédopsychiatre, mais Manon, comme à son habitude, mit toute sa détermination dans le fait de serrer les dents. Elle ne voulait pas être ici, elle n’avait rien à dire à cette femme, aussi gentille soit-elle. Nathalie ne souhaitait pas trop forcer sa fille, elle était encore jeune. Elle remit la thérapie à plus tard, ou à jamais, si Manon n’en ressentait pas le besoin.

Un lundi après-midi, après avoir décidé qu’elle mangerait uniquement des yaourts à la vanille, Nathalie découvrit sa toupie jouant seule dans la cour de l’école, l’air triste. Même si Manon n’était plus le singe populaire qu’elle avait été quelques années auparavant, sa mère ne la voyait jamais totalement seule. Pas plus d’une personne à la fois, mais jamais isolée non plus. Associant les gens à la nourriture, Nathalie fut parcourue d’un frisson en observant sa fille : plus de copain devait immanquablement dire plus de nourriture ingurgitée. Elle prit sa toupie par la main d’un geste tendre, mais son esprit ne suivait pas. Et son cœur battait la chamade. Manon avait maintenant 8 ans. Un âge difficile pour les enfants, période de changements et de prises de conscience. Âge où l’on commence à comprendre ce qu’est la mort, et quelques-uns de ses enjeux. Et si Manon avait décidé que son nouveau jeu serait de ne plus manger, pour tester la mort, pour voir ce qu’elle avait dans le ventre ?

Sur le chemin du retour Nathalie était mutique. L’idée d’affronter le repas du soir la hantait, elle mettait déjà en place toute une série d’arguments pour convaincre sa fille de manger. Et elle avait peur d’échouer face à son increvable… Le soir venu, c’est le cœur lourd que Nathalie déposa sur la table, à l’emplacement où mangeait sa fille, les deux yaourts à la vanille. Elle l’appela pour manger. Manon arriva en un éclair, comme à son habitude. Elle s’assit et ouvrit son premier yaourt avec bonhomie, se léchant presque les babines à l’idée de ce festin doré. Nathalie observa la scène avec émerveillement, le cœur soudain d’une légèreté qu’elle pensait ne jamais retrouver. Manon englouti les yaourts en souriant et en fredonnant un air apprit à l’école. Elle prit soudain conscience du regard de sa mère posé sur elle et son yaourt, elle s’arrêta net pour lui demander, de son habituelle générosité :

« Tu en veux ? »

Nathalie répondit d’un non affirmatif, tout en joie. Elle se sentait plus proche de sa fille qu’elle ne l’avait été depuis des mois. Elle comprendrait bientôt quelque chose, elle était sur le point d’y arriver. Manon parlait peu des gens et des aliments, mais Nathalie sentit une brèche ce soir-là :

« Pourquoi étais-tu toute seule dans la cours aujourd’hui ? ».

La toupie lui rétorqua d’un naturel déconcertant :

« Je n’ai trouvé personne en jaune aujourd’hui. ».

Le sang ne fit qu’un tour dans tout le circuit neuronale de Nathalie : elle avait raison ! Depuis le jour de la pomme, elle avait compris sa fille ! Mais alors, pourquoi le lendemain de ce jour vert, Manon avait toléré sa camarade vêtue de rose ? Dans cet élan d’enthousiasme, un torrent de questions se mirent à sortir de la bouche de Nathalie, incontrôlables et teintées d’une euphorie maniaque :

« Mais pourquoi fais-tu ça ? Tu associes les couleurs de tes aliments aux vêtements que portent tes petits camarades, c’est ça ? Pourquoi ? Et pourquoi le jour où tu ne mangeais que des pommes vertes tu as quand même accepté de rester avec Camille alors qu’elle portait du rose ? ».

Manon, peu habituée à voir sa mère dans tous ses états, la regardait en écarquillant les yeux. Ils ressemblaient à de grandes billes toutes bleues, de celles que les enfants se disputaient d’antan dans les cours d’écoles. Manon fut prise d’un double sentiment : celui de la surprise d’abord, puis celui de la culpabilité. Elle eut pour la première fois conscience du souci causé à sa mère. Ses efforts pour sembler normale ne portaient pas leurs fruits. Elle voulait tout lui expliquer, mais pour une raison inconnue, elle resta muette durant quelques secondes, toisant Nathalie. Puis, elle prononça les seuls petits mots qui daignèrent sortir de sa bouche :

« Oui, je choisis mes copains par la couleur de leur vêtements. Mais je ne sais pas pourquoi. ».

Nathalie n’en obtiendrait pas davantage ce jour-là, et elle devait rassurer sa fille sur cet emportement passager :

« D’accord Manon. », lui répondit-elle en souriant. Elle déposa un baiser sur sa tempe.

Manon lui rendit son sourire, mais un sentiment d’inquiétude s’était emparé d’elle. Elle ne voulait pas tourmenter sa mère, elle devrait donc redoubler d’efforts pour cacher certaines choses. Nathalie était satisfaite de cette confirmation. Mais elle ne s’arrêterait pas en si bon chemin, et elle savait ce dernier sinueux.

Les mois suivants furent teintés d’une incertitude permanente du côté de Nathalie, tandis que Manon prenait soin de ne pas dévoiler l’intégralité de ses combines cérébrales.

Plus elle grandissait, plus Manon était brillante à l’école. Elle excellait dans les matières scientifiques, mais elle n’aimait pas vraiment ça. Cette simplicité l’ennuyait, et elle perdait vite patience en observant les enfants de son âge en plein apprentissage de logiques déjà évidentes pour elle. Les chiffres, elle les avaient d’abord vus comme un poids, systématique dans ses pensées. Ils ne la lâchaient jamais. Elle avait pourtant essayé de les chasser de son esprit, mais contrairement aux humains, elle n’avait aucun pouvoir sur eux. Ils s’en foutaient de son avis, ils restaient toujours dans sa tête. Alors, avec les années, elle avait commencé à s’y attacher. C’était ça où la démence. Elle se mit à dialoguer avec eux, leur accordant une place centrale dans sa vie.

Aux alentours de ses dix ans, Nathalie comprit l’importance du numérique pour Manon. Elle savait évidemment que sa fille était surdouée aux yeux des professeurs, mais elle ne voulait pas pour autant qu’elle se sente différente. Elle l’était, c’était un fait, pas la peine d’en rajouter en sautant trois classes. Seulement, les chiffres et l’esprit de sa fille étaient liés d’une façon difficile à cerner de manière instinctive. C’est en parcourant un livre conseillé par une amie qu’elle comprit : Manon faisait partie de ces êtres exceptionnels, percevant le monde à travers un prisme atypique. Elle avait une forme rare de synesthésie. Ses sens se mélangeaient dans une danse chaotique : une information uniquement sonore pouvait par exemple être interprétée, puis perçue par son cerveau, comme également visuelle ou odorante. Ce pouvait être fantastique ou dramatique. Manon avait donc à la fois la capacité et le fardeau de vivre chaque instant avec une intensité singulière. Un peu comme si, au lieu de ne percevoir que du vert dans une pelouse, elle y voyait toujours un arc-en-ciel.

Depuis son plus jeune âge, sa représentation de la réalité était singulière. Elle voyait les gens à travers des chiffres, les émotions lui apparaissaient comme des couleurs, et les sensations comme des sons. Tout se mélangeait, tout le temps. Lorsqu’elle prit conscience de cet élément clé, Nathalie eut d’abord une pensée admirative : au lieu de recevoir un signal à la fois, sa fille en sentait, voyait, décryptait des dizaines. Le plus impressionnant pour cette mère tenait dans la capacité de Manon à cacher ce surplus, réussissant à vivre avec. Tous ces éléments mélangés dans un unique message. Même lorsqu’elle s’était évertuée à comprendre la complexité de son enfant, elle l’avait simplifiée. Allongée dans son lit, elle se mit à imaginer le monde perçu par sa fille. Elle pensa à la joie de Manon, certainement teintée d’orange et de bleu, à la sensation de réconfort, peut-être associée à l’odeur de la pluie sur un sol chaud d’été, puis elle se demanda quel nombre sa toupie voyait à travers elle. Nathalie pensa qu’elle lui demanderait, un jour.

Partisane du dialogue, et bien décidée à briser la glace, elle ne prit pas beaucoup de temps pour entreprendre une discussion à ce sujet avec Manon. Le surlendemain de cette lecture révélatrice, mère et fille passèrent la journée ensemble. Nathalie décida de dévoiler ses talents d’enquêtrice à Manon. Alors qu’elles se baladaient le long d’un fleuve garni de fleurs, elle lui demanda :

« Tu vois les choses différemment, n’est-ce pas ? ».

Manon, admirant un attroupement d’oiseaux multicolores bordant le rivage, se trouva interloquée et répondit timidement :

« Je crois ».

Elle ne voulait pas trop se mouiller. Sa mère lui rétorqua un sourire :

« Je crois t’avoir comprise Manon, et j’en suis très heureuse. Mais je suis curieuse de te découvrir encore et encore. Décris-moi ce que tu vois, là maintenant. »

« Quoi ce que je vois ? Mais il y a beaucoup trop de choses ! », avait-elle lancé, mi-amusée, mi- étonnée.

Nathalie fut prise d’un rire bienveillant et répondit en tendant une main au loin :

« Alors ce sol pleureur, il est comment pour toi ? »

« Je ne sais pas, il est beau. Il est grand. »

« Oui, je vois bien ça ma puce, mais qu’est-ce que tu penses voir que je ne vois pas ? ».

Elle entoura la fragile épaule de sa fille, d’un geste rassurant et tendre. Le ton de sa voix était si doux. Manon comprit à cet instant que sa mère l’accepterait. Elle ne devait pas craindre de lui partager sa vision du monde. Elle le savait pourtant, elle le savait depuis des années. Mais elle s’était tant réprimée, par peur, qu’elle en avait perdu toute confiance en sa perception du monde, ses ressentis, elle-même. Elle se trouvait bizarre. Ne percevant pas la même chose que les autres, elle avait décidé de tout cacher, pour ne pas être rejetée. Manon était désormais persuadée que sa mère l’aimerait toujours autant. Elle se risqua à dire :

« Je vois ses feuilles tombantes, mais aussi du bleu. Quand je le regarde, j’ai un peu plus chaud que quand je regarde le sol. Cet arbre est un 156 pour moi, mais je ne sais pas pourquoi. ».

Nathalie la regardait avec tendresse. Puis Manon ne put s’empêcher de continuer :

« Et quand j’entends cet oiseau, j’ai un goût de banane dans la bouche, la paume de ma main un peu froide et le chiffre 52 dans la tête. Quand je regarde ce garçon là-bas, c’est la couleur orange qui vient et le 7000, et aussi l’odeur de mon lit un peu. Là, ce pissenlit me fait penser à une chanson mais je ne sais pas comment elle s’appelle, et il me donne envie de manger un kiwi… ».

Manon ne s’arrêtait plus de décrire l’environnement, à travers son véritable prisme, inondant sa mère d’un flot de mots salvateurs. Elle déblatérait vraiment, décrivant avec précision certains éléments, passant rapidement sur d’autres. La parole était enfin libérée, et ça lui faisait un bien fou. Elle rayonnait. En l’observant, Nathalie vit du orange, senti l’odeur de l’océan et fut traversée de la tête aux pieds par une onde singulière. Elle laissa parler sa fille, sans cesser de l’écouter une seconde. Après l’avoir contemplée quelques instants supplémentaires, elle lui demanda :

« Et moi lorsque tu me regardes, que vois-tu ? ».

Le sourire de Manon s’élargit en direction de sa mère :

« Il y a beaucoup de choses, beaucoup trop ! Et puis c’est pas toujours pareil. Mais là, je vois plein de couleurs : du vert, du orange, et du bleu. C’est beau ! Et puis je me sens bien, j’ai ni trop chaud ni trop froid. J’ai un goût de chocolat et une odeur de fleur. Et beaucoup de chiffres, le 7, le 14 et le 62. ».

Nathalie couvrait sa toupie de cet amour propre à la parentalité. Elle se pencha vers elle et l’entoura de ses bras bienveillants. Mère et fille s’enlacèrent longuement. Toutes deux ressentirent le goût de mangue, une chaleur intense, et le bruit des vagues se dégageant de leur étreinte.

Ce moment précieux changea la vie de Manon à jamais. Elle en fut métamorphosée.

Elle se mit à manger normalement pour la première fois de sa vie : ni un seul aliment par semaine, ni n’importe quel élément lui tombant dans le bec. Malgré une méfiance qui l’empêchait d’exprimer l’intégralité de ses pensées, elle s’ouvrit davantage aux autres enfants. Elle excellait toujours à l’école, avec discrétion et pudeur.

Il en fut ainsi durant de longues années, puis son existence bascula à nouveau. Elle avait dix-huit ans et travaillait pour une association de danse. Elle n’avait pas grand intérêt pour cette discipline, mais c’était un job sympa. Elle le faisait souvent pour dépanner son pote Sammy. Alors qu’ils finalisaient l’organisation d’un spectacle ayant lieu le soir même, Manon le vit arriver. Il se dirigea vers eux, mais ne lui décrocha ni sourire, ni regard. C’était à son ami que s’adressait le danseur, pas à elle. Une fois partie, Manon dit solennellement à Sammy :

« C’est l’homme de ma vie ».

Il explosa de rire. Il connaissait bien Manon et ses particularités, mais là, elle faisait fort. Il lui répondit spontanément :

« Quoi ? »

Elle répéta, impassible.

« Ce gars, c’est l’homme de ma vie. ».

Sammy ne comprit pas sur l’instant. Il aurait voulu lui expliquer que l’amour ne marchait pas ainsi, mais il ne put déblatérer sur la question : ils avaient du boulot.

Tout au long de la journée, Manon évita de trop fixer cet homme fascinant. Mais elle ne pouvait s’en empêcher. Il dégageait trop de bleu, trop de goût de cannelle, trop de réconfort, trop de passion, trop de 242. Il ne lui rendait aucun de ses regards. Il n’avait aucune attention à son égard. Elle le vit fumer une cigarette, et fit de même. Ils se retrouvèrent enfermés à l’extérieur, par un coup du sort qui aurait pu faire basculer leur vie. Mais rien n’y fit, ils n’échangèrent aucun mot, si ce n’est pour tenter de rentrer à nouveau dans le bâtiment. La journée passa, Manon fit son travail, l’homme venu pour danser aussi. Toujours rien. Mais ça n’inquiétait aucunement Manon, c’était l’homme de sa vie. Elle rentra chez elle, satisfaite de sa journée. Avec Sammy, ils en parlèrent longuement. Après des heures à tenter de la faire entendre raison, il comprit que cette lubie ne prendrait pas fin. Il n’avait jamais vue son amie dans un tel état. Il la savait déterminée, mais sur ce coup-là, il était dépassé par les événements. Il donna le numéro du danseur à Manon. Elle fut heureuse d’en prendre possession, sans pour autant l’utiliser. Ç’aurait été trop facile.

Elle s’en foutait, c’était l’homme de sa vie. Le moment viendrait.

Le temps passa, les jours défilèrent, les rencontres s’accumulèrent, mais elle ne l’oubliait pas. Il était toujours dans un coin de sa tête, accompagné des multiples sensations, procurées par sa simple pensée. Et puis un jour, elle reçut un message de sa part. Sa première réaction fut :

« Ah ben enfin ! »

Ils se mirent à échanger virtuellement durant de longues heures. Il avait pris du temps à la recontacter pour une raison simple : il ne comprenait pas qu’une telle fille puisse s’intéresser à lui. Elle ne lui donna aucune explication.

Les évidences, ça ne s’explique tout simplement pas.

Ils ne vivaient pas dans les mêmes villes, mais leurs échanges ne s’arrêtèrent pas pour autant, bien au contraire. Ils avaient commencé à dialoguer par écrans interposés, puis se mirent à s’appeler, à s’envoyer des lettres, puis des colis. Après plusieurs mois jouissant de cette relation mi épistolaire, mi téléphonique, ils se revirent enfin. Dès que Manon l’aperçu, les premières sensations qu’elle avait éprouvées en le rencontrant lui parvinrent avec une intensité décuplée. C’était certain, elle ne pourrait plus jamais se passer de lui.

Comme toute évidence, ils n’en parlèrent pas. C’était juste ainsi, c’était l’homme de sa vie.

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