Kevin & Pamela

Je l’avais rencontré au cours de mes études de photographie. J’avais 17 ans et lui 21, ce qui marquait une différence notable dans notre maturité. J’étais jeune et prétentieuse. Le stéréotype de la jeune fille gâtée : après avoir obtenu mon bac au rattrapage, j’atterrissais dans une école d’art payée par papa et maman. Ils semblaient avoir de l’argent à gaspiller. C’était pourtant loin d’être le cas. En revanche, ils auraient tout donné pour que je m’épanouisse et ils croyaient en moi, bien plus que moi- même, d’ailleurs. Malgré un portefeuille plus vide que la plupart de mes camarades, je n’en étais pas moins pédante. Bien au contraire ; une vie facile et des parents admiratifs m’avaient transformée en un petit monstre d’égocentrisme. Ma vie se résumait à fumer des pétards avec mes amis, à séduire plus vite que je n’avais le temps de consommer l’amour et à me donner des airs d’intellectuelle malgré des réflexions sur le monde très limitées.

« Le racisme, c’est vraiment de la merde. Je comprends pas comment on peut encore en être là… Sérieusement c’est qu’une question d’éducation. On devrait montrer aux vieux blancs que les arabes sont pas tous des enculés. En plus ils ont un grand respect pour les personnes âgés dans leur culture. De quoi ils se plaignent sérieux ? C’est juste de la méconnaissance tout ça… Faudrait qu’on propose des cours de prévention, qu’on rassemble un peu les différentes communautés. Je suis sûre que ça marcherait ! Ils ont juste peur de ce qu’ils ne connaissent pas, mais dès que les individus se rencontrent, ils découvrent mutuellement leurs personnalités, dans laquelle ils peuvent se projeter et se reconnaitre. Ouais, je suis sûre que c’est la solution ! Tu me files le joint stp Hugo ? Tu t’endors dessus là ! »

Je m’exprimais ainsi lorsque j’ai rencontré Kévin. Lui, avait un tempérament tout autre. Il possédait une forme de sagesse naturelle, bien éloignée des autres étudiants. Il dénotait. Dans mon esprit, il n’avait pas 21 ans, mais la trentaine. Il était capable d’inonder une pièce de sa simple présence, sans avoir à prononcer un mot. Son regard, sa lenteur, son maintien, suffisaient à transmettre sa grandeur d’âme. Pendant les deux années passées entre ces murs colorés, j’eu souvent un sentiment d’admiration face à lui. Mais il m’agaçait, aussi. Trop intelligent, trop talentueux, trop différent, trop affirmé. J’étais jalouse du peu de parole dont il usait pour capter l’attention, lorsque de ma bouche ne déferlait que rarement des propos percutants. Il m’attirait et me révulsait à la fois, certainement parce qu’il me confrontait à mes complexes d’enfant gâtée. Nous étions diamétralement opposés, et je ne me suis jamais demandée s’il m’attirait. La question ne se posait pas, nous n’aurions rien eu à foutre ensemble. Nous nous serions tellement ennuyés l’un de l’autre. J’avais pourtant cet imperceptible respect pour lui, qui m’avait même menée, ça me revient clairement maintenant, à lui envoyer des ondes positives un jour où je l’avais senti stressé. Ça n’eut certainement aucun effet, mais j’avais essayé. Je lui voulais du bien, en somme. Et je crois qu’il ne me souhaitait aucun mal, lui qui semblait briller d’un pacifisme universel. Une fois nos études achevées, nous avons continué à prendre des chemins divergents, et ça nous était bien égal.

Il dédiait sa vie à sa passion pour la photographie : il laissait chaque jour un peu plus le monde s’ouvrir à lui, en prenant soin de le capturer merveilleusement. De mon côté, je me lançais dans une licence de sociologie sans trop savoir pourquoi, mis à part pour échapper au poids du monde professionnel, et plus encore à la concurrence féroce qui enlisait le milieu de la photographie contemporaine. Je ne pensais pas, en débutant mes études, y découvrir tant de nouvelles perceptions du monde. Il me serait aujourd’hui impossible d’exprimer à quel point ces années me transformèrent. Elles me permirent de multiplier les points de vues et prismes sur le monde, elles me donnèrent à réfléchir sur les autres plutôt que sur moi-même. Enfin ! Je restais égocentrique et romantique, – on ne se refait pas – mais dans une moindre mesure. Je me sentais aussi davantage dans mon élément : je filais ces jours heureux dans la faculté la plus pourrie de Toulouse, croulant sous le poids des dettes et des années de révolutions étudiantes. Sur les murs de ses amphithéâtres, on pouvait lire « No pasaran » – « Go vegan » – « Anarchie » ou sa variante « Anarchy », qui donnait un petit côté international aux propos. Lors des partiels, nous avions parfois les pieds dans l’eau à cause des fuites au plafond ou des trous dans les murs. Et l’été venu, des milliers de fessiers estudiantins prenaient place en tous points de l’université, sur le sol criblé de tags et de mégots de cigarettes roulées.

J’étais bien, dans cet univers crado, qui tentait vainement de conquérir un îlot de liberté dans l’océan d’autoritarisme politique et institutionnel. J’y passais trois ans, au cours desquels j’évoluais progressivement mais durablement. Je devins une élève réellement intéressée, pour la première fois de mon existence. Et je rencontrais Arnaud, qui changea radicalement mon sens des priorités. Je n’avais plus envie de séduire à la volée, mais de vivre une histoire longue et équilibrée, faite d’un amour réciproque et d’une même passion pour les conversations interminables.

Comme beaucoup, Kevin s’installa à Paris car les opportunités professionnelles y étaient décuplées. Il rencontra rapidement Gemma, qui avait tout pour lui plaire. Très différente de lui, elle était terre à terre et pressée. Pour elle, les choses devaient aller vite. Ils s’embrassèrent vite, tombèrent amoureux vite, emménagèrent ensemble vite. Cet empressement faisait du bien à Kevin, ça le stimulait. Il l’admirait pour son efficacité et sa capacité à voir le monde comme il était réellement, sans filtre. Elle, se trouvait éblouie par le talent et la tempérance de Kevin, par sa dualité profonde, mêlant sérénité et passion. C’était comme si le calme plat de la mer et le tumulte des océans se confrontaient inlassablement à l’intérieur de son être.

Je continuais mes études dans l’optique de faire carrière dans la recherche. J’avais découvert mon obsession à moi : elle prenait sens dans les innombrables lectures scientifiques, questionnant les peuples et leurs évolutions sociales à travers le temps, les pays, les normes culturelles et les rites. J’étais pour la première fois excellente dans mon domaine, et j’en étais fière – on ne se refait pas. Je mis du temps à me focaliser sur une thématique. Il me semblait difficile de m’enfermer dans un sujet, et pourtant le corps académique voulait de la spécialisation, pas de la transversalité. Je choisis donc d’axer mes études sur nos représentations du futur à travers un type fictionnel particulier. Je voulais comprendre l’influence qu’une forme d’art pouvait apporter dans notre lecture du monde, tout ce qui pouvait découler de récits souvent considérés comme anodins. Kevin s’était, quant à lui, fait une petite place dans l’univers photographique français. Il avait délaissé le monde du reportage pour se focaliser sur celui de l’art, moins malsain à son sens. Il n’était pas encore devenu riche et célèbre, mais même si la notoriété l’attirait, il se détachait drastiquement de l’opulence. Toutefois, il roulait sa bosse, et elle était de mieux en mieux rondement cabossée. Elle grossissait à mesure de ses efforts, toujours effectués avec calme et ardeur. Il vivait de la photographie sans éprouver ce sentiment douloureux de troquer son âme au diable.

La fin de ma première année de master fut tumultueuse. Je ressentais une force jamais égalée auparavant, car j’avais l’impression de savoir – à peu près, et de façon inédite – quel chemin je souhaitais emprunter. C’était l’époque des évidences. Celle de mon amour pour Arnaud l’était tout autant. Je l’aimais depuis plusieurs années. Ce n’était plus concis. Je l’aimais jour et nuit, je l’aimais de tout mon cœur et de toute mon âme. Il attisait quotidiennement mon respect le plus entier, et je lui dédiais une tendresse absolue. Mais au cours de notre quatrième année de concubinage, mon corps ne voulait plus du sien. Mon intempérance avait toujours aimé jusqu’à en crever, et je constatais avec stupeur, comme si s’eut été quelque chose hors de moi, que je ne voulais plus mourir pour lui. Mon regard, pourtant d’un naturel obstrué en période d’amour, se posait même parfois sur d’autres peaux. Je me demandais si je ne fuyais pas une réalité vivace : celle de la vie de couple après plusieurs années passées auprès d’un être aimé et aimant. Je me questionnais sur mes peurs de grandir, sur mon effroi à l’idée qu’Arnaud devienne véritablement cet homme de ma vie, irremplaçable à jamais. Mais ces interrogations prêchaient le faux pour cacher le vrai. Il était depuis longtemps unique à mon cœur, et c’était loin d’être le problème. Je savais qu’une autre vie m’attendait ailleurs. Je rêvais de fougue et de passion. Je ressentais le poids de cette affection sur ma poitrine, jusqu’à l’étouffement. Je suffoquais. Comprenant que cette idylle s’était progressivement transformée en rêve brumeux, j’y mis fin. J’en perdis des os à force de ne plus manger. Mon corps tremblait lorsqu’Arnaud me manquait trop fort. Mon âme saignait à l’idée de cette déchirure profonde. Mais je n’ai jamais regretté ce choix. Il s’était imposé à moi comme une évidence, de la même façon que mon amour pour lui avait jailli des limbes.

Kevin filait le parfait amour avec Gemma. Même s’il n’était plus tout à fait comblé sexuellement, lui non plus. Et cela le rongeait de l’intérieur, car il accordait instinctivement une importance primordiale aux délices de l’érotisme. Il s’était très jeune donné pour mission d’explorer toutes les capacités du corps humain. Il avait rapidement perçu la richesse infinie d’une association savante entre l’esprit et le corps. Le souffle, les organes, les pensées, les muscles, les sens, les fascias, les vibrations imperceptibles… Tant d’éléments à partager, et dont l’univers nous inondait. Toute cette mosaïque des possibles le fascinait. Il s’évertuait à vouloir en découvrir toujours davantage, mais avait dû calmer ses ardeurs face aux préférences de Gemma. Par amour, elle avait tenté quelques expériences sexuelles à ses côtés, mais cela n’avait jamais été concluant. Sans vraiment l’officialiser, ils s’étaient accordés sur ce désaccord. Elle apportait tant à Kevin, il voulait faire l’impasse sur ce point faible. Il pouvait continuer ses expérimentations en solitaire, tout en se délectant de son amour pour Gemma. Toujours plus majestueux et puissant.

Je venais de déchiffrer les lettres digitales sur l’imposant panneau de la gare : « Retard de 1h05 ». J’avais pensé que pour un trajet de 45 minutes, c’était un peu cruel. Puis je m’étais dit que proportionnellement, je préférais ça qu’avoir un train pour Paris retardé de 6h. Je me souviens avoir hésité à rentrer chez moi. Je tentais de calculer, avec ce continuel dégoût pour les chiffres, combien de temps je pourrais me prélasser dans mon appartement si je faisais l’aller-retour. Était-ce rentable ? J’allumais une cigarette, en réfléchissant à cette éventualité, lorsque mes yeux atterrirent sur Kévin. Pour une raison que j’ignore encore, une force soudaine m’avait poussé à aller le saluer impulsivement. « Pamela ! Comment tu vas ? ». Il semblait toujours aussi doux, toujours aussi bon. Je lui expliquais mon attente, la dizaine de trains qui passeraient avant le mien. Lui aussi, avait une heure à tuer. Nous décidions de la passer ensemble, sans trop savoir pourquoi. Peut-être était-ce pour échapper à l’ennui, ou pour assouvir notre curiosité mutuelle.

Une table et deux chaises étaient vides sur le parvis de la gare, comme attendant patiemment nos jolies fesses. Nous leur avons fait honneur autour d’un café. Ce fut un moment d’une rare étrangeté. Sa présence me reconduisait des années en arrière, comme si je faisais face à une identité délaissée et dont j’étais, il me semble, un peu honteuse. S’aurait pu être très gênant, maintenant que j’y repense. Mais ça ne l’était aucunement. Je pris plaisir à échanger avec lui, oralement et visuellement. J’étais heureuse de voir le chemin parcouru depuis l’époque qui nous avait réunis. Et j’étais émerveillée par les effets du temps sur lui. Tout ce que j’avais pu admirer dans sa personne, si peu dévoilée jusqu’ici, semblait avoir amplifié. Sa confiance naturelle était devenue une humble assurance. Son calme s’était transformé en rivière de sérénité. Il était plus souriant, aussi. Les choses paraissaient plus claires dans sa vie, plus simples dans les fondements de son existence. Mon sentiment d’infériorité éprouvé à son contact des années auparavant avait laissé place à une impression de bien être naturel. Je me sentais à ma place, comme si notre complicité ne faisait aucun doute. Je voulais le séduire, aussi. Et je ressentis l’envie de louper des centaines de trains. Je pris pourtant celui qui m’était destiné, avec cette délicate sensation de béatitude face aux bonheurs du hasard. Nos chemins ne se recroiseraient pas avant un bon moment, mais j’étais certaine qu’ils se retrouveraient à point nommé. Cette rencontre accidentelle avait empourpré mon être d’un peu plus de bons sentiments qu’à son habitude, naturellement déjà bien dégoulinant.

Durant quelques jours, je continuais de penser à lui. Une part le faisait par étonnement, l’autre par érotisme. En le quittant, je l’avais sommé de me prévenir s’il reposait pied sur le sol sudiste. Les mois passèrent, mais je ne reçus aucun signe de vie. J’y repensais à de rares occasions, me disant que mon tendre moi avait projeté sur cette rencontre toute une symbolique inappropriée. Et puis, je l’avais recroisé, au détour d’un nouveau et charmant hasard, dans un café au pied de mon immeuble. J’y allais fréquemment et m’y étais postée en compagnie d’Arnaud, plus amant mais toujours aimant, et Gabriel, ami dont les rares visites rendaient la présence encore plus précieuse. J’étais ravie de croiser Kevin, et lui avait proposé de s’asseoir à notre table le temps de sa solitude. Il se joint à nous. Je n’ai aucun souvenir de nos discussions ce jour-là. Elles n’avaient pas beaucoup d’importance. Je le désirais, à la deuxième lecture, cela m’apparaissait clairement. À nouveau, je dû m’accoutumer à son silence, m’empêcher de le contacter – car je n’avais aucune raison de le faire – et réprimer mon envie de le croiser. Je trouvais ça ridicule, et me blâmait de sans cesse me jeter à cœur perdu dans des histoires fictionnelles, dont j’étais l’unique actrice. Alors, je retrouvais ma vie sexuelle tumultueuse, qui à cette époque combinait trois partenaires, deux hommes et une femme. C’était une belle époque, pleine de surprises et de complexités.

À deux pas de chez moi, dans une petite rue étroite retenant toute mon affection, je vis une fois de plus Kevin. Entre temps, j’avais fixé mon désir sur un seul homme, rattrapée par mon naturel monogame. Je me suis d’abord demandé si je ne me trompais pas, mais c’était bien lui. Il était dans une cours, je ne sais pas ce qu’il faisait là. Je me souviens avoir hésité, puis m’être dit que je n’allais pas l’incommoder de mon caractère excessivement avenant. Quelques mois plus tard, mon cœur s’envolait à Berlin. Il n’y suivait personne, bien trop guidé par mon unique fascination pour cette ville. J’avais quitté mes amours et cela me convenait à merveilles. J’allais assouvir le plus grand de tous : aimer une ville entière.

Berlin m’avait rendu mon affection de façon décuplée. J’avais une vie faite de liberté, d’autonomie savoureuse et d’inlassables rencontres. En deux mois, j’eus la chance de découvrir des dizaines de personnalités, complexes, ouvertes, d’une rare beauté, intéressantes. Certaines étaient d’une pureté puisant leur force dans la générosité. D’autres étaient nécrosées par les abus de toutes sortes. Mon cœur battait pour plusieurs corps, que j’avais parfois eu l’occasion de découvrir, parfois non. Ce qui me convenait à la perfection.

Mon téléphone vibra. C’était un message impromptu de Kévin, qui malgré un canal bien ordinaire, ne m’aurait pas davantage surprise s’il m’était parvenu d’un pigeon voyageur. « Un ami ouvre un bar à vin, si tu es dans le coin, ça me ferait plaisir de boire un verre avec toi. ». C’était un dimanche soir, je m’en souviens. Je me rappelle avoir pensé : « Ben c’est con ça, un mois plus tôt j’y serais passé à ton machin ! ». Mais le timing était mauvais. Je lui parlais cependant d’événements artistiques que j’organisais et d’une éventuelle date à laquelle j’aimerais le programmer. Beaucoup pour l’amour de l’art, encore plus par envie de le revoir.

Il parut immédiatement emballé, et débarqua en Allemagne un mois plus tard. Je me réjouissais à sa venue, pensant que tout de même, il ne pouvait pas être ignorant au point de n’avoir pas compris mon petit manège. Et puis, je m’étais habituée à être aussi lisible qu’un roman de gare, incapable de garder le mystère jusqu’aux dernières pages. Nous passâmes une fin d’après-midi à la fois douce et exalté. Je pris le temps de parler, puis de l’interroger sur les sujets qui attisaient ma curiosité et mon envie de le découvrir davantage. L’alcool et le soleil nous montèrent vite à la tête. Je ressentais les effets de mon euphorie. Le peu de bières ingurgitées nonchalamment avait sur moi les conséquences d’une orgie de bonbons sur une gamine de quatre ans. J’avais les yeux pétillants, le rire facile et bruyant. Je le fantasmais sûrement, mais j’avais la curieuse impression que Kevin rajeunissait autant. La projection de ses œuvres fut agréable, sans retenir particulièrement mon attention – mon être tout entier se focalisait sur autre chose.

C’est en arrivant dans mon appartement que j’eu ce sentiment, à nouveau, d’avoir fait fausse route. Lorsque je lui proposai ma chambre ou le salon, il choisit la froide dureté d’un matelas posé dans la pièce à vivre. Par la force des choses, j’avais appris l’existence de Gemma. Il n’était pas seul dans sa vie parisienne. Mon plan prenait des allures d’échec, en bonne et due forme. Je lui souhaitais alors une bonne nuit, pour me retirer dans mes solitaires appartements. Allongée dans mon lit, je ne pouvais pas me résigner à dormir, et malgré notre proximité corporelle, j’entrepris d’y voir plus clair en ajoutant davantage de filtres à nos échanges. Nous nous mîmes à dialoguer de longues minutes, porte à porte, portable à portable. J’avais l’impression que nos échanges étaient plus simples ainsi, comme si le simple fait d’être l’un en face de l’autre nous submergeait d’un surplus d’informations, empêchant toute réelle distinction dans le brouillard des multiples signaux envoyés par nos corps. Je pensais être un peu folle, mais cela me faisait doucement rire. Je me relevais, prétextant une inlassable – et non fantasmée – envie de fumer une cigarette. Je le regardais, allongé dans son duvet. Il donnait l’air d’avoir son âge, un zéro en moins. Moi, j’étais debout dans un pyjama aux motifs spatiaux. Je n’avais pas l’air plus maline. Je tentais désespérément de capter quelque chose de tangible dans cette attirance que je sentais réciproque. Il ne tendit pourtant aucune main vers moi. Son corps recouvert restait immobile, impassible dans la pénombre. Seul son visage, semblable au point sur un i, s’octroyait le plaisir de suivre ma trace. Je ressentais tout, mais ne voyais strictement rien. Aucun signal ne fut lancé. Je retournais alors dans ma chambre, l’âme fatiguée mais surtout étonnée d’avoir tant pu me tromper. Une telle méprise ne m’était jamais arrivée.

Le lendemain, il déguerpit avant que j’eu le temps de laisser Morphée m’extirper de son étreinte. Je passais une belle journée, photographique et pluvieuse, tout en espérant secrètement que nos âmes se retrouvent dans l’immensité de la ville. Cela n’arriva pas ; la chance s’était déjà manifestée au pas de notre porte, et elle nous était restée impalpable. Elle avait certainement d’autres esprits plus opportunistes à satisfaire. Je restais indifférente face à ces dernières heures, jusqu’à ce qu’une pensée ne puisse plus me quitter. Il fallait, avant qu’il ne se sauve dans sa capitale à lui, que je sache. Je ressentais l’obligation de lui demander si j’avais tout inventé.

J’appris avec bonheur et effroi que je ne m’étais pas trompée. Mes sensations étaient véritables quant à notre attirance profonde : elle s’avérait commune. Nous nous inondèrent de questions, l’un après l’autre, souhaitant visiblement savoir tous deux à quel point nos ressentis personnels correspondaient à une réalité partagée. Nous ne fûmes pas déçus. Nous étions bel et bien soulevés par une force mutuelle inexplicable. Kevin se trouvait bien emmerdé : il regrettait de ne pas avoir saisi l’opportunité de me serrer contre lui. Il se sentait tellement bête d’avoir laissé passer ce corps, qu’il désirait depuis si longtemps. Face à son bus, il hésitait encore. Il pouvait rester, il le savait. Mais il avait aussi conscience des conséquences d’un tel choix. Il tromperait Gemma, et sur le chemin du retour, il aurait quinze heures pour réfléchir à cet abandon du corps et surtout, de l’âme. Son être brûlait à l’idée de me retrouver, mais il ne pouvait se résigner à lui faire ça. Il ne se le pardonnerait pas. Du moins, c’est ce qu’il croyait. Il monta dans le bus, le cœur en peine et la verge atrophiée. Je continuais à le convaincre d’une chose qui m’était inconnue. Il se laissait faire et jouait avec le feu, renaissant de ses cendres avec toujours plus d’ardeur. Je m’amusais à l’émoustiller, m’imaginant ses difficultés à réprimer ses désirs dans un lieu aussi austère qu’un bus pétri d’allemands de mauvaise humeur. Je voyais le car s’éloigner dans ma tête, mais je n’étais pas triste. J’étais surexcitée à l’idée de me laisser aller en pensant à lui. Je le désirais ardemment.

Je m’étais réveillée le jour suivant, l’esprit encore embrumé de nos ébats virtuels. Allongée sur mon lit, j’avais cette douce impression de me prélasser sur un nuage. Dès le matin, nous avions continué ce petit jeu bouillonnant, dans un état d’euphorie plaisant. Je savais pourtant qu’il retrouverait sa moitié, la vraie. Je n’avais jamais vécu pareille situation, et je me sentais tout à fait les épaules pour l’assumer. Je n’étais plus sûre des bienfaits de la monogamie. Et je le savais loin, inaccessible par essence. Pourtant dès que son image m’apparaissait, il me semblait tout proche, comme au creux de ma bouche. Je pouvais sentir ses étreintes, sentir son souffle lent et lourd, le poids de son corps contre le mien. Je pouvais voir ses veines gonfler et son être durcir. J’avais follement envie que mes fantasmes n’en soient plus, mais je prenais un malin plaisir à imaginer tout ce que nous pouvions faire, et que nous ne faisions pas. Je rêvais mon existence plus que je ne la vivais, mais ça ne m’importunait pas. Dans ma solitude, je ressentais une intense fougue, souvent obstruée en société. Je me sentais forte et libre, tellement libre. La journée passa tranquillement, ponctuée par ces échanges transits, qui avaient le pouvoir d’augmenter mon enthousiasme. Je m’endormais tard, la tête enchevêtrée dans mes rêveries éveillées, impossible à troquer contre des songes inconscients. Je voulais contrôler ce désir, l’alimenter pour en jouir à voix basse.

Avant même qu’il ne vienne à Berlin, j’avais prévu d’aller à Paris dans les jours suivants, mais un malheureux hasard me l’interdit. Il ne pouvait pas toujours nous faire de cadeaux… J’attendis donc de saisir une opportunité, ou qu’il en agrippe une avec ferveur. Pour lui, la situation se compliquait. Il avait une capacité élevée à omettre certaines informations, mais il ne voulait pas aller trop loin dans le mensonge. Il avait déjà franchi sa limite. Il ne pouvait cependant pas me sortir de sa tête. Il s’imaginait me déshabiller avec délicatesse, déposer sur mon épaule un baiser mouillé puis, ma main sur son crâne, il serait descendu pour me goûter avec volupté. « Putain qu’est-ce que ce serait bon… », pensait-il sans cesse. L’expérience serait belle. Pour ma part, j’avais souvent peur que mes fantasmes dépassent la réalité, même si cela m’arrangeait à de rares occasions. Mais son bras de velours dans mon gant de fer nous mènerait immanquablement à une ascension fulgurante. Je me touchais le soir, en pensant à son corps contre le mien. Il faisait de même l’après-midi, pour échapper à la vue de sa bien-aimée. Et puis un jour, sans crier gare, je reçus un message de sa part « Je suis là. » – « Où, là ? » – « Suricate au paradis des saucisses, je répète, suricate au paradis des saucisses » – « J’ai trop hâte de te retrouver. ». J’étais au travail quand je reçus son signal. Ce fut impossible de me concentrer après ça. Je n’avais qu’une envie, c’était de pouvoir enfin rendre réels tous les gestes que j’avais eu en pensées. Une forme d’appréhension me saisit : « Et si c’était décevant ? Très différent de ce que je me suis imaginée jusqu’alors ? ». Il était trop tard pour y réfléchir, et le cas échéant, ce ne serait pas bien grave. Nous reprendrions notre vie, là où nous l’avions laissée.

Une fois libérée de mes chaînes professionnelles, je courrais immédiatement rejoindre mon domicile. La ville était belle, la ville était furieuse et belle comme nous. Mais ce soir-là, je m’en foutais. Je voulais me dorloter dans ce microcosme exalté. Kevin arriva quelques minutes après moi. Je ne pus m’empêcher de dévaliser quelques escaliers pour l’accueillir, comme une enfant le jour de son anniversaire, déballant tous ses jouets en même temps. C’était mon cadeau. Lorsque je lui fis face, je n’eus pas le temps de me demander quelle attitude je devais avoir : les gestes me devançaient naturellement. Nous nous fixèrent d’abord un instant, comme pour réaliser qu’il s’agissait bien de nous- même. Comme pour vérifier que nous n’étions pas encore, inlassablement, dans l’un de nos fantasmes. Puis j’agrippais son cou, il caressa mon visage. Nos bouches se trouvèrent enfin, pour la première fois. Tous les deux dans cet escalier, nous apprenions vraiment ce qu’était l’autre. J’aimais son goût et la forme de ses lèvres. Nos langues dansaient une valse enchanteresse, et je sentais mon sexe s’empourprer, s’humidifier et s’élargir. Après plusieurs minutes, je ris en prenant conscience de notre éternelle étreinte, n’ayant pu attendre d’entrer dans mon appartement. Je lui pris la main pour l’entraîner dans un mouvement d’alpiniste. Il l’agrippa et me suivit, pour seulement de courtes secondes, qu’il interrompit en enlaçant mon corps, dont il voyait uniquement le dos, pour le serrer contre lui. Je senti ses lèvres sur ma nuque. Un léger frisson parcouru mon être tout entier. Les yeux clos, je discernais ses mains sur mon ventre, puis sur mes seins, puis montant le long de ma gorge pour dérober ma bouche. Mon cou aurait pu se tordre pour cette étreinte. Mes mains avaient attrapées son visage, l’une au bas de sa nuque, l’autre filant dans ses cheveux. Je le hissais à nouveau quelques marches plus haut, mais il me causait des difficultés, en ne voulant détacher son corps du mien. J’aimais qu’il empêche nos peaux de s’éloigner l’une de l’autre.

Nous avons tout de même réussi à franchir le pas de ma porte. Il prit soin d’enlever ses chaussures, comme le voulait la coutume ici. Il redécouvrit mon lieu de vie avec autant d’enthousiasme que la première fois : « Cet endroit est magique. Il m’avait manqué. ». Je souriais bêtement à ces deux petites phrases. « Tu lui as aussi manqué. ». Je le tirais encore, pour enfin atteindre le point de chute désiré. Nous avions ris sur le fait qu’enfin, il s’allongerait dans ce lit tant convoité et où je l’avais tant imaginé. Comme dans nos fantasmes, nous nous déshabillâmes lentement, prenant soin de nous regarder avec ardeur. Nos yeux étaient rouges tant ils regorgeaient de désir. Il découvrit mon corps avec passion, tout comme l’exploration du sien m’éprit encore un peu plus de lui. Nous étions debout, nus comme des vers, durs comme la pierre, au centre de cette chambre berlinoise. Je fis courir une main baladeuse le long de son torse, qui vint trouver repos par des caresses offertes à son sexe. Le survolant d’abord, presque sans le toucher, je l’électrifiais de toute mon envie. Sans y réfléchir, il s’était mis à faire de même. Et doucement, je l’agrippais dans un mouvement lent de va et vient, pourtant jamais identique. Sa main entrait à l’intérieur de moi, comme s’il connaissait déjà le chemin. Je ne pus réprimer mon excitation et poussais un cri d’allégresse face à cet instant de volupté. Je sentis alors son rythme cardiaque s’accélérer, comme réglé au diapason du mien. En même temps, nous éloignions nos visages l’un de l’autre, pour nous voir distinctement. Quelle image magnifique j’avais de lui. Et de moi à travers son regard. Il dû ressentir le même sentiment d’admiration. Sans nous en apercevoir, nous avions glissé sur le lit. Il écarta mes jambes d’un geste lent, passant ses mains le long de mes cuisses, observant ce qu’il touchait comme pour se certifier que c’était bien réel. Il approcha son visage de mon nombril, et vint coller des baisers mouillés dans tout le périmètre, pour descendre progressivement vers l’aine qu’il assomma d’autant d’amour. Tout cela prit du temps je crois. Je ne sais plus, mais j’eus la sensation qu’on avait du temps, qu’on se donnait le temps. Il entoura mes chevilles de ses griffes, et vint doucement embrasser mon pubis avec dévotion. Je chancelais d’excitation. Comme si un fluide magique s’écoulait dans tout mon corps, pour se déverser au point culminant de la bouche de Kevin. Après de longues minutes ainsi, je relevais son visage d’un geste tendre et ferme à la fois. Je voulais le sentir encore plus près de moi. Je l’attirais contre mon corps et l’agrippais tout entier, pour bientôt me pénétrer de son membre doux et endurci. Une sensation indescriptible me parcourut. Elle faisait comme une boucle, passant entre lui et moi, inlassablement, presque indistinctement. La chaleur de ce prodigieux faisceau nous remplit d’une joie merveilleuse. C’était insaisissable, et c’était pourtant bien là. D’une réalité si perceptible qu’elle en devenait transparente. Notre étreinte dura une éternité. Je ne pouvais plus discerner les moments où nous étions emboités l’un dans l’autre, des instants où il était dehors, tant nous ne faisions qu’un, à chaque instant. Nous étions de véritables divinités : touchant le ciel d’une main, agrippant le fruit de l’autre.

J’ouvris les yeux. Mes draps étaient humides et ma peau moite. Certains rêves doivent en rester.

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