Féline

Elle se baladait dans les allées citadines, observant avec dégoût les vitrines successives. C’était les soldes, et les gens se bousculaient pour acheter à la pelle d’inutiles articles, saints graals joyeusement étiquetés de logos providentiels. Ce flux continu et grouillant d’individus semblait alors interchangeable pour Aliénor. Tout ce bordel, juste parce qu’ils avaient lu : « Jusqu’à -70%, c’est le moment d’en profiter ! ». Si on leur avait ordonné de mettre des sacs plastiques en guise de couvre- chef, ils auraient certainement obtempéré… Des milliers de personnes portaient déjà des talons, destructeurs pour les genoux et empêchant de disposer pleinement de leurs propre corps. Certains vendaient de la drogue, ou leur rein pour se payer le dernier IPhone. D’autres ne rêvaient que de thunes, de biffe, de flouz, d’oseille ou de maille, afin d’afficher clairement leur appartenance à une classe sociale, dans une existence dédiée à cet objectif parfois vain. Où s’arrêtait l’esclavagisme moderne ?

Pas aux portes des magasins, en tout cas…

Elle se sentait déconnectée. Trop, parfois. Cette inadéquation avec son époque, avec ses pairs était douloureuse. Une telle existence ne lui convenait plus. À quoi bon jouer ce rôle pour lequel elle n’avait aucune affection ? Mais se désolidariser du système engendrait de lourdes conséquences. Aliénor était encore jeune. Elle avait un travail, un compagnon et beaucoup d’amis. De nature sociable, elle était bien entourée. Les années avaient cependant eu un effet misanthrope sur son caractère affable : elle était ponctuellement traversée de saumâtres élans face à la bêtise humaine. En duo, elle aimait toujours les individus, en groupe, ils pouvaient parfois l’agacer, mais ça restait supportable. En revanche, dès qu’ils formaient une masse indivisible et uniforme, elle les trouvait cons. Incroyablement cons. Elle rejetait violemment l’instinct grégaire, la peur du changement, l’acceptation de la soumission, l’absence de sédition. C’en devenait insupportable, car elle voyait chaque jour les preuves tangibles de son aliénation, et de celle de ses semblables. Elle devait s’extraire de ce monde, s’en extirper avant de perdre patience, avant de tout péter, ou de devenir tristement aigrie. Toute cette colère ne lui ressemblait pas. Elle se souhaitait un meilleur destin.

Elle parla de son désir de rupture à son entourage. Les réactions furent diverses : parfois, on riait gentiment de ses idées farfelues. Celle-ci n’était pas la première, et ne serait pas la dernière. D’autres l’encourageaient avec ferveur, respectueux et compréhensifs face à son rejet de la société actuelle. Certains persiflaient, leurs railleries cachant une peur viscérale du changement, une impossibilité à remettre en question un quotidien qu’ils ne souhaitaient pas modifier pour un sous.

Son petit ami ne désirait pas partir. C’était trop tôt, il ressentait encore le besoin de profiter des avantages offerts par la ville. Elle décida donc de couper le cordon seule, et choisit un lieu-dit dans le sud de la France. Aliénor avait beaucoup voyagé, parfois en solitaire. Les aventures et découvertes d’un nouveau monde ne lui faisait pas peur. En revanche, l’idée de s’esseuler dans le fin fond de l’Ariège lui donnait des palpitations. Elle devait écouter ce désir, mais il la terrorisait.

Elle avait posé sa démission et empoigné son baluchon. En quelques heures, elle avait atteint la petite maison, perdue au milieu des montagnes.

Ses plus proches voisins n’étaient finalement pas si loin. À environ 1km. Ça lui convenait amplement. Elle se rendait au marché une fois par semaine, à la dernière heure, afin de chopper au mieux les invendus, au pire les derniers produits bradés. Le reste du temps, elle mettait en place son potager.

Elle lisait, elle écrivait, elle faisait du yoga, elle regardait des films. Elle ne dépensait rien. Elle n’avait besoin de rien.

Elle vivait ainsi depuis trois semaines, lorsqu’une charmante petite chatte entra dans sa propriété. Sans aucune politesse, le félin vint lui caresser les jambes en ronronnant. Aliénor adorait les chats, elle se reconnaissait en eux : d’un naturel intrusif et à la fois indépendant, ils se débrouillaient toujours pour obtenir ce qu’ils voulaient, par la douceur ou la complainte. Mais dans le fond, ils n’étaient pas uniquement de dédaigneux profiteurs, ils aimaient sincèrement la compagnie humaine. En pleine lecture, Aliénor se laissa attendrir par le poil roussi du petit être. Elle tapota sa propre cuisse, pour indiquer son consentement à accepter la bête sur ses genoux. La chatte grimpa immédiatement sur Aliénor. Elles firent connaissance dans les ronronnements et les « Moooooh » d’Aliénor.

La chatte ne repartit jamais. Ça faisait rire Aliénor, d’avoir souhaité s’éloigner de la compagnie humaine, mais de se trouver bien satisfaite d’une présence animale. Et elle s’étonnait de ne pas y avoir pensé avant, finalement. Cette chatte lui apportait beaucoup de tendresse et elle ne risquait pas de se ramener avec un sac à main Louis Vuitton. Aliénor n’allait pas pour autant lui acheter des croquettes, la fraîchement rebaptisée « Mandarine », mangerait les restes de sa maîtresse.

Le quotidien filait paisiblement dans leur petite maison recluse. Et puis, au bout d’une vingtaine de jours, un autre chat débarqua. Un mâle, cette fois, d’un gris anthracite absolument magnifique. Aliénor eut immédiatement envie de l’adopter. Elle fit les présentations à sa première camarade :

« Manda, je te présente notre nouveau colocataire. Je l’ai appelé Gri-gri. J’espère que vous allez bien vous entendre. »

La petite chatte se mit à renifler la truffe de l’intrus, qui restait sur la défensive, le cou légèrement en retrait, les pattes toniques, prêtes à déguerpir au moindre coup de griffe.

« Allez, faites pas les timides ! Y a de la place pour tout le monde ici. »

À ses mots, leurs têtes poilues s’approchèrent l’une de l’autre, pour se caresser mutuellement.

« Ah ben voilà ! »

Aliénor les laissa vaquer à leurs câlinages.

Ils s’acceptèrent très vite, sous les yeux ravis de leur maîtresse. Parfois, Aliénor avait l’impression de vivre avec des humains, leur consumérisme en moins. Lorsqu’elle parlait à ses chats, ils faisaient toujours ce qu’elle leur demandait. Elle en était souvent étonnée, tant leurs gestes concordaient avec ses mots. Elle en avait pris conscience un soir de septembre, alors qu’elle s’endormait sur le canapé, un bouquin à la main. Mandarine et Gri-gri se lovaient au creux de son ventre, la salle bercée par l’unique bruit de leurs tendres ronflements. La chaleur était douce et si paisible qu’elle appelait au sommeil. Aliénor lâcha, à voix basse :

« Y en n’a pas un qui voudrait éteindre la lumière ? J’ai la flemme là… ».

Gri-gri, dans un râle, sortit de son songe, s’étira, et se dirigea vers le lampadaire d’intérieur pour effectuer une délicate pression sur l’extincteur rond constitué d’un bouton central, et ainsi plonger le séjour dans l’obscurité. Il revint s’allonger auprès d’Aliénor et de Mandarine. Etonnée mais très satisfaite, Aliénor le félicita :

« Merci Gri-gri ! T’es le meilleur ! », sans manquer d’embrasser sa joue touffue.

Environ un mois plus tard, un nouveau chat débarqua sur la propriété. Un matou noir, un peu estropié. Il avait une grosse blessure sur l’œil, certainement le résultat d’une bagarre nocturne. Son corps famélique le faisait légèrement claudiquer, son pelage avait été arraché à certains endroits. Il semblait jeune, à peine huit mois d’après l’expertise d’Aliénor. Elle l’avait remis d’aplomb en moins d’une semaine. Elle l’avait nourri, soigné, brossé. Il avait repris du poil et du gras en un clin d’œil. Lui non plus, ne souhaitait plus partir. Alors, elle le surnomma « Biggie small ».

En quelques semaines, la venue de ce chat déstabilisa l’équilibre de la fratrie. Contrairement à Gri- gri, Biggie n’était pas castré, et Mandarine semblait être tombée sous son charme. Ils passaient leur temps à se câliner ou à copuler. Gri-gri s’en trouvait parfois jaloux, ça crevait les yeux. Aliénor pensa qu’une nouvelle chatte serait la bienvenue, histoire d’apaiser les tensions félines. Et à sa grande surprise, une nouvelle minette aux poils longs et blancs débarqua sur le pas de la porte dès le lendemain matin. Contrairement aux autres, elle n’était pas immédiatement entrée dans la maison. Elle s’était postée sur le paillasson et avait miaulé doucement. En ouvrant la porte, Aliénor pensa immédiatement qu’elle était l’incarnation de « Duchesse » dans Les aristochats. Ce fut donc son nom.

Ils avaient retrouvé un quotidien paisible, Aliénor et ses quatre chats.

Elle vivait dans la maison depuis trois mois et demi, lorsque son petit ami vint lui rendre visite. Elle était très heureuse de le voir. Les chats, un peu moins. Ils ne s’entendaient pas. Et pour cause : Sam était allergique à leurs poils. Même si Aliénor avait tout nettoyé en prévision de sa venue, ce n’était pas suffisant. Avec quatre chats, y en avait forcément un peu partout. Sam éternuait beaucoup, des plaques rouges se formaient sur son cou, il se grattait sans relâche.

« Je suis désolée mon amour, ce n’était pas prévu. Ils sont arrivés les uns après les autres, et à vrai dire, je les adore. »

« Je comprends, mais si je viens habiter ici, ça va être un enfer. Tu le sais bien, regarde-moi… Je suis recouvert de boutons et je me mouche toutes les deux minutes. »

En plus de ça, les chats semblaient prendre un malin plaisir à le suivre partout, à se balader entre ses jambes, à venir se blottir contre lui.

« C’est toujours comme ça avec les chats, ils me collent alors qu’ils me donnent de l’urticaire ».

Aliénor riait aux mots de son amoureux. C’était incroyablement vrai, ils le suivaient partout.

Lors de sa deuxième nuit, Sam se fit réveiller plusieurs fois. Les chats montaient sur le lit, jouaient avec la couette, lui griffaient les orteils et les mollets. Ensommeillé, il se leva d’un bon, les vira tous et referma la porte de la chambre. Aliénor, extirpée de ses rêves par les complaintes et le fracas, se mit à rire doucement. Elle enlaça Sam dès qu’il regagna le lit :

« Ils sont cons tes chats. », grommela-t-il.

« Mais non, ils veulent juste jouer. Sam, Sam joue avec nous ! », mima-t-elle avec légèreté.

Il entra dans son jeu, pour se rouler en boule, la mordre et ronronner. Ils s’embrassèrent tendrement, pour se rendormirent rapidement.

Le lendemain, Aliénor se réveilla la première. Elle descendit, et trouva ses chats en rang d’oignons, la toisant en silence. Elle explosa de rire :

« Hé bien quoi, vous faites la tête ? Ça va, c’est pas si grave. Sam ne reste que quelques jours, soyez cool avec lui. Il compte pour moi. ».

Biggie Small grogna.

« Arrête de râler Biggie. Et arrêtez tous de l’embêter. Arrêtez de le coller, et ne le griffez plus la nuit, ou vous n’aurez plus le droit de dormir dans la chambre. »

Les quatre chats tournèrent les talons. Gri-gri plongea le nez dans sa gamelle, Mandarine et Biggie Small allèrent copuler dans un coin, et Duchesse fit une sieste sur le canapé du salon.

Sam entendit les derniers mots d’Aliénor :

« Tu parles à tes chats toi, maintenant ? », demanda-t-il dans un sourire.

« Ben c’est étrange, mais j’ai l’impression qu’ils me comprennent. »

« Tous les propriétaires de chats croient ça. C’est pas pour autant que c’est vrai… ».

En attendant, aucun félin ne vint l’importuner, et ce jusqu’à la fin de son séjour. Il s’en rendit compte au bout de trois jours :

« Hé, t’as remarqué, plus aucun chat ne me colle ? » « Tu vois, je te l’ai dit, ils me comprennent ! »

« Je suis impressionné, bravo, mon amour ! Peut-être que t’as un pouvoir ? », lui avait-il répondu avec humour.

Il ne croyait pas si bien dire.

Une fois Sam parti, leur quotidien pouvait reprendre son cours. Aliénor était heureuse ainsi. Un élément l’inquiétait cependant : ses économies s’épuisaient à petit feu. Elle avait beau dépenser très peu, elle devait tout de même payer le modeste loyer et acheter de quoi nourrir la tribu. Son potager n’était pas encore fructueux, et l’hiver arrivait à grands pas. Elle regardait ses comptes, anxieuse. Sans se l’expliquer, elle avait lâché à ses compagnons :

« Mes petits chats, je vais peut-être devoir retrouver un travail… Fais chier, je suis bien avec vous. Mais là, les temps sont durs. »

Duchesse s’approcha d’elle pour venir lui ronronner dans les pattes. Biggie Small alla réveiller Mandarine, et Gri-gri se mit à miauler. Une dizaine de minutes plus tard, ils n’étaient plus là.

Que s’était-il passé ?

Une effroyable pensée envahit Aliénor. Avaient-ils véritablement compris ce qu’elle disait ? Étaient- ils partis pour la soulager d’un poids, ou pire, parce qu’elle ne pouvait plus leur offrir ce dont ils avaient besoin ? Les câlins de Duchesse auraient pu ressembler à des adieux… Elle se reprit. Rien de tout cela n’était possible. Elle devenait folle. Peut-être devait-elle reprendre contact avec la civilisation, finalement. La solitude était en train de la rendre marteau.

Trente minutes plus tard, Mandarine, Gri-gri, Biggie Small et Duchesse revinrent avec de la nourriture plein les mâchoires. Aliénor les observa, ébahie.

« Mes bébés ! C’est pas vrai ! Mais vous me comprenez vraiment, alors ? »

Sans répondre, les chats posèrent tout à terre, puis repartirent. Une vingtaine de minutes après, ils réapparurent avec de nouvelles denrées dans la gueule.

Dans l’empressement, Aliénor leur dit :

« Attendez ! Prenez ça ! Biggie, viens me voir. »

Elle glissa entre ses dents un petit sac plastique, puis fit de même avec Mandarine et Gri-gri.

« Duchesse, tu te charges d’attraper les articles, et d’en remplir les sacs. Fais comme tu peux, si tu n’y arrives pas, ce n’est pas grave. »

Ils revinrent 25 minutes plus tard, les sacs chargés d’aliments en tout genre. Ils reproduisirent le plan quatre fois d’affilés, jusqu’à ce qu’Aliénor leur disent :

« Vous êtes magnifiques ! Vous êtes les meilleurs ! On va s’arrêter là pour aujourd’hui, on a bien assez pour passer la semaine. Qu’est-ce que je vous aime mes bébés ! ».

Elle les caressa avec affection, puis observa sa cuisine envahie de nourriture. Ses chats avaient chapardé afin qu’ils puissent continuer à vivre ainsi. C’était dingue, elle n’arrivait pas à le croire. Elle se demandait si elle n’était pas en train de rêver ou de divaguer. Mais elle riait de cette scène absurde. Si c’était bien réel, ça tenait du miracle.

Le lendemain, Aliénor se leva aux aurores. Elle n’avait pas beaucoup dormi, trop obnubilée par une préoccupation : vérifier qu’elle n’avait pas fantasmé la journée précédente. Elle alla directement dans la cuisine, et ouvrit tous les placards, le frigidaire. Les aliments y étaient disposés, à l’endroit où elle les avait placés la veille. Mandarine vint la rejoindre :

« J’ai pas halluciné alors, vous me comprenez vraiment. ».

Elle la câlina.

Ils avaient maintenant trouvé comment subsister sans mettre en péril leur quotidien. Aliénor continuait d’aller parfois au marché. Là-bas, on parlait de sa troupe de chats voleurs. Elle avait entendu deux vieilles dames en discuter :

« Gérard s’est fait pillé y a peu, des chats enragés. Ils sont entrés dans la superette et ont pris tout ce qu’ils pouvaient. Il était, tranquille, en train de lire son Marianne, et là quatre chats sont entrés, en furie. Ils sont allés très vite : en quelques secondes, des boîtes de conserves explosées sur le sol, des légumes éparpillées partout. Un vrai désastre. Il en a eu pour 300e de perte… ».

Au début du récit, Aliénor les écoutait discrètement, un sourire au coin des lèvres. Elle était fière de sa petite bande de délinquants. Mais la fin de l’anecdote lui rappela une chose : elle ne souhaitait pour rien au monde mettre en péril un petit commerçant. Elle rentra rapidement, et convoqua sa famille adoptive :

« Mes amours, il faut que je vous explique quelque chose. Je ne veux pas qu’on vole des honnêtes gens. Les petites superettes, les marchés, c’est fini. Il y a un Aldi, un Monoprix et un Carrefour encore plus près. S’il-vous-plaît, allez là-bas les prochaines fois. Les employés n’en seront pas tenus pour responsables, et si quelqu’un le ressent dans son portefeuille, ce sera les actionnaires. Eux, on s’en fout. Les voler, ce sera même super chouette. Ils n’en branlent pas une, et se font du blé sur les caissiers et autres esclaves qu’ils enferment dans leurs filets. ».

Même si les matous ne parlaient pas, Aliénor savaient avoir été entendue.

Trois semaines plus tard, une voisine vint lui rendre visite. Cela n’arrivait qu’à de rares occasions, mais Aliénor aimait bien sa compagnie, et c’était réciproque. Bérangère avait 65 ans, des rides du sourire bien marquées, et une inlassable clope au bec. Autour d’un thé fumant, elle lui lança en riant :

« Tu sais que tes chats ont pillé le Monoprix à trois reprises ? Il faudrait peut-être penser à les nourrir davantage ! »

Aliénor sourit :

« Vraiment ? Tu es sûre que c’était mes chats ?

« Je n’étais pas là au moment des vols, mais ils ont finis par coller des affiches dans le magasin. C’est trop drôle, leurs têtes sont accrochées sur les colonnes, comme celles des gangsters recherchés dans les westerns. En-dessous des images de caméra surveillance, il y a marqué : « Ces chats ne sont pas nos alliés, ils volent dans le magasin. Si vous en trouvez un, essayez de l’attraper. Vous bénéficierez de 10% de réduction pendant une année entière ! ». »

Cette information fit disparaitre le sourire d’Aliénor :

« Quoi ? Mais quelle bande de gros cons ! S’ils attrapent l’un de mes chats, je les étripe ! »

« T’inquiète pas va, ils sont bien trop mignons pour être en danger. Au contraire, ils sont plutôt des mascottes, maintenant. J’ai entendu plusieurs personnes en parler dans le Monoprix. Ils étaient tantôt attendris, du style : « Ils sont trop mignons, on dirait une vraie petite famille ! », tantôt supporters : « Si j’avais le courage, je ferai pareil ! On croirait voir une milice anti-capitalisme, j’adore ! ». »

« Oui, mais il suffit d’une personne dans le besoin ou d’un abruti assoiffé de promo pour qu’ils se fassent prendre… », avait répliqué Aliénor, inquiète.

« Mais non, te mine pas va ! Les chats sont bien plus rapides que les humains, tu le sais bien. Ils ne se laissent pas attraper en un tour de main. »

Bérangère avait raison. Ce détail avait échappé à la raison d’Aliénor. Les félins étaient d’une agilité et d’une vélocité imbattable, et elle connaissait ses petites boules de poils : elles représentaient bien leur espèce, impossible de les approcher si elles n’en avaient pas envie.

L’espèce humaine pouvait continuer à suer, ses bébés n’étaient pas en danger.

Aliénor préféra tout de même les prévenir :

« Comme vous êtes visiblement recherchés, il faudrait que vous y alliez à des heures toujours différentes, et surtout que vous diversifiez les magasins. Un coup Aldi, un coup Monoprix, un coup Carrefour. Ça espacera les dégâts pour eux, et ça atténuera peut-être un peu leur haine. Le reste du temps, restez comme vous êtes : agiles, rapides, efficaces. Parfaits, quoi ! ».

« Mais qu’est-ce que tu fais, Aliénor ? », entendit-elle derrière son dos. Sam se tordait de rire.

Elle lui sauta au cou :

« Qu’est-ce que tu fais là ? C’est génial ! », s’enthousiasma-t-elle.

Il l’embrassa chaleureusement :

« Je voulais te faire une surprise ! Tu m’as trop manqué. »

« Toi aussi, qu’est-ce que t’es beau ! »

Ils se sourirent.

« Je constate aussi que tu parles toujours autant à tes chats, c’est tes vrais colocs maintenant, on dirait ! »

Elle lui jeta un regard complice :

« Tu vas me prendre pour une tarée, mais ils me comprennent. »

Sam explosa de rire une seconde fois.

« Je te jure ! Ils me comprennent ! »

Il la fixa, un rictus au bord des lèvres et l’air dubitatif.

« Va falloir que je te raconte des trucs… Je voulais pas te le dire au téléphone. »

« Tu serais pas en train de nous faire une petite crise de solitude, toi ? », lui demanda-t-il, un peu moqueur.

« Ok, tu sais quoi ? Je vais te montrer. ». Elle appela doucement : « Mes bébés, vous voulez bien venir s’il-vous-plaît ? ».

Les quatre compères débarquèrent.

Sam observa Aliénor, impassible. Elle attendait une première approbation de sa part, il lui lança simplement :

« Oui, bon, tu les as appelé, jusqu’ici je suis pas surpris. Ils te suivent toujours partout. » Aliénor eut envie de se marrer un peu, elle aussi. Alors, elle ordonna :

« Bon, les chéris, c’est la première et la dernière fois que je vous demande ça, mais vous pouvez attaquer les jambes de Sam. »

À ses mots, Biggie Small, trop content qu’on lui donne l’autorisation, se rua sur le mollet droit de Sam. Mandarine croqua son gros orteil gauche, Duchesse griffa son talon droit, et Gri-gri se mit à souffler très fort, en guise d’intimidation.

« Ahhhhhh, stop ! Arrêtez ça, lâchez-moi ! »

Aliénor ria, puis lança :

« Merci les bébés, on arrête là ! »

Elle regarda son petit ami, attendant une réaction de sa part. Il était stupéfait.

« Alors, tu me crois maintenant ? », lui demanda-t-elle en souriant.

« Mais, tu les as dressé ? »

« Non, aucun cours de dressage ! », répondit-elle fièrement.

« C’est inconcevable, comment c’est possible ? »

« Je ne sais pas… Mais oui, c’est dingue ! ».

Elle lui expliqua ensuite, en long et en large, le tempérament chapardeur de ses chats, son absurdité, mais aussi son impensable réalité.

Sam avait du mal à y croire, mais c’était indéniable, tout semblait vrai. Il en eut la confirmation deux jours après, lorsque la bande féline revint de ses atypiques courses, la gueule pleine d’appétissantes denrées.

21 jours plus tard, trois nouveaux matous établirent leurs demeures dans la propriété. Ils furent immédiatement les bienvenus. Entre temps, Mandarine avait mis bas à quatre petites frimousses. Nul besoin de préciser qu’Aliénor ne pensa pas une seconde à les donner. Ils étaient donc 12 désormais, dans leur joli foyer : Aliénor, Mandarine, Gri-gri, Duchesse, Biggie Small, les chatons ; Touff, Plume, Pilotis et Casquette, les trois retardataires ; Mazette, Pépé et Nébuleuse.

Les descentes aux supermarchés étaient de plus en plus fructueuses et de moins en moins pénibles. Leur nombre les rendaient davantage puissants et intouchables. Ils faisaient preuve d’une organisation époustouflante, et ceux qui tentaient de les attraper finissaient avec des balafres plein la face et un air apeuré. Les trois chatons restaient tranquilles à la maison, mais Aliénor constatait leur empressement à prendre part aux activités illégales de leurs aînés.

Sam avait eu vent de l’augmentation du nombre de colocataires. Il était déterminé à rejoindre Aliénor, mais il savait son allergie trop féroce pour pouvoir vivre dans de telles conditions. Trois mois après avoir pris la décision d’emménager avec sa dulcinée, il arriva dans la maison, les bras chargés de nourritures et le cœur grand ouvert. Il embrassa Aliénor, et lui susurra :

« Ça y est, je viens vivre avec vous ! »

Elle le regarda, comblée de surprise :

« Mais comment tu vas faire, avec ton allergie ? »

« Je me suis fait désensibiliser. Ça ne marche pas toujours, mais écoute, on va bien voir ! »

« C’est génial ! Je suis tellement heureuse ! Merci, mon amour ! »

Aliénor sautait de joie. Elle espérait voir ce moment arriver, mais n’avait pas voulu modifier son quotidien pour autant. Elle n’aurait souhaité pour rien au monde devoir choisir entre ses compagnons touffus et l’homme qu’elle aimait. La décision de Sam confirmait, une fois de plus, leur amour réciproque et la facilité de le vivre entièrement.

Ils baignaient dans une joyeuse quiétude. Sam ne subissait plus les poils, les chats l’avaient accepté, car Aliénor en avait fait la demande explicite, et tous vivaient dans une délectable harmonie. Aliénor et Sam passaient leur journée à se prélasser, à lire, discuter, faire l’amour et peaufiner leur potager. Ce dernier était d’ailleurs devenu florissant, au fil des mois. Il permettait de diminuer un peu les chapardages. Et puis il sentait bon, hiver comme été. En parallèle du maraîchage effectué par Aliénor, Sam travaillait encore un peu, en quart temps, depuis leur maison. Cela permettait aussi aux chats de prendre des petites vacances, parfois. Ils avaient assez d’argent pour le peu de dépenses effectuées. Ils étaient comblés, en consommant le strict minimum.

Aliénor écoutait beaucoup de podcasts, c’était une sorte de drogue pour elle. Au cours d’un épisode traitant de l’anti-consumérisme, elle découvrit de multiples actions menées par des bandes organisées. Le plus souvent, on s’attaquait à la publicité.

« Très bonne entrée en matière, pensa-t-elle. Le pub est tout aussi, voire plus difficile à éradiquer que le capitalisme lui-même. Mais pourquoi ne pas s’attaquer directement aux produits de consommation ? »

Elle réunit sa petite famille pour une conversation exceptionnelle : ils allaient tenter de nouvelles actions, à la manière féline.

Trois jours après, ils embarquèrent tous pour Toulouse, où ils avaient pour but d’effectuer une mission sans précédent.

« À mon top, vous y allez, et on se retrouve à la voiture dans 20 minutes, ok ? Je vous aime ! GO. »

Les onze chats entrèrent dans le H&M. En un rien de temps, ce fut l’apocalypse. Ils bondirent sur les portants qui s’étalèrent impuissants sur le sol. Ils sautèrent sur les mannequins en plastique pour les griffer, déchirèrent des dizaines de vêtements, et en emportèrent le maximum avec eux. La scène était surréaliste : une bande de chats déchainés s’en prenait à tous les tissus, sans porter atteinte à un seul client. Leur invasion fut courte et intense. En seulement neuf minutes, ils mirent le magasin, pourtant immense, sans dessus-dessous. Les vêtements gisaient par terre, dépourvus de leur habituel ennoblissement. Sans prendre le temps d’apprécier leurs ravages, les félins déguerpirent avec une impétuosité redoutable : impossible d’en chopper un au passage.

De retour dans la voiture, Aliénor et Sam n’en croyaient pas leurs yeux : les chats avaient effectué le plan à la perfection, et ils revenaient avec des vêtements plein les crocs. En tout, une quinzaine de produits, allant du top au jean.

« Vous êtes trop forts, c’est incroyable ! Est-ce que vous êtes chauds pour un autre ? »

Le gang effectua cinq pillages en une seule journée. H&M, Zarra, Primark… Les plus grands, les moins éthiques, passèrent les premiers.

Leur assaut fit la une des journaux : « Des chats anarchistes attaquent les pontes de la grande distribution ». On avait du mal à y croire, mais leur action ne relevait en rien du hasard : ils étaient organisés, et ils avaient ciblé les magasins. Impensable. Ce fait divers fit couler beaucoup d’encre et rire un grand nombre de personnes. Il intrigua, surtout. Comment était-ce possible ?

De retour en Ariège, Aliénor prit soin de couper toutes les étiquettes, puis alla déposer les vêtements dans une association caritative. Que toute cette merde serve aux plus démunis. Ces produits avaient été fabriqués par des gens sans le sous, ils devaient revenir à leurs consœurs et confrères, de l’autre côté du globe. Sans donner un centime aux actionnaires. Couper le circuit des intermédiaires, empêcher qu’ils s’enrichissent sur la pauvreté des uns et l’esclavagisme des autres.

Aliénor ne voulait pas s’arrêter en si bon chemin. Elle créa une association clandestine de redistribution de vêtements et de nourriture. Elle avait trouvé un petit local abandonné, en bordure de voie rapide. Par le simple bouche à oreille, l’entrepôt fut rapidement connu et envahit d’adhérents. Et pour cause : tout était gratuit, et les « clients » pouvaient même passer commande d’un produit en particulier, s’ils y tenaient. Entre temps, la famille s’était encore agrandie : ils étaient désormais vingt- quatre félins, et leur nombre n’était pas prêt de décroître. Mandarine et Biggie Small continuaient de se reproduire sans relâche, et de nouveaux chats arrivaient tous les trois mois sur la propriété. Cette dernière semblait être un point de chute dont on miaulait aisément les mérites.

Ils effectuaient une action toutes les deux semaines, toujours aussi organisés et efficaces, si ce n’est plus à chaque nouveau chapardage. Aliénor et Sam avaient acheté un van, croulant systématiquement sous le poids des vêtements après une journée intensive.

« Le miaou gang », comme l’avait surnommé les médias, était désormais célèbre. Malgré les efforts des autorités pour les enfermer, et retrouver leur propriétaire, rien n’y faisait : ils courraient trop vites, ils étaient trop petits et véloces. Ils croquaient, griffaient, quiconque tentait de les boucler. Ils étaient organisés : ils se dispersaient. On les perdait de vue en un battement de cils. Et ils changeaient fréquemment de cible : impossible de prédire où ils allaient frapper. Un coup, l’un des nombreux H&M de Toulouse, ensuite un Zara à Montpellier, ou même un Monoprix marseillais. Il y en avait tant, ils pouvaient innover à chaque fois. Et lorsqu’un magasin pensait être tranquille, car fraîchement pris d’assaut, ils prenaient plaisir à y retourner : « Surprise ! ».

De nombreux clients s’amusaient à filmer les chats en pleine action, admiratifs des petites bêtes poilues. Ils éprouvaient définitivement plus d’affection que de haine à l’égard de la bande. Les vidéos faisaient le buzz, certaines marques s’emparèrent même du mouvement pour créer des produits à l’effigie du gang. Ça se vendait comme des petits pains. Ils étaient adulés, à la fois dissidents et esthétiquement rentables. De quoi remplir le portefeuille de jeunes autoentrepreneurs véreux… Mais cela ne gênait pas Aliénor, parce qu’en parallèle de cette boucle consumériste, le message passait, et il entrainait les débats. « Le miaou gang » éveillait doucement certaines consciences. Il avait permis aux adeptes des vidéos de chats tout mignons sur Youtube (et donc, tout le monde), de dépasser l’admiration de leur joliesse : si même les félins se rebellaient, pourquoi les humains demeuraient-il incapables de le faire ?

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