Bernard

Alors qu’il gerbait sur le parvis d’une cathédrale toulousaine, bourré comme un cochon, Bernard s’était dit qu’il avait bientôt trente balais. Il n’arrivait pas à y croire. Il se voyait encore à la quinzaine, secrètement amoureux de Margaux qu’il pensait ne jamais conquérir. Il l’avait rencontrée en cours de seconde. Enfin rencontrée… C’était un bien grand mot. Mieux vaudrait dire qu’il l’avait observée sous toutes les coutures et par-delà chacune de ses humeurs, des heures durant. Elle le fascinait. Sa façon de parler, de rire, de lever le bras, d’ouvrir son trieur, de fouiller dans son sac. C’était l’un des moments qu’il préférait, lorsqu’elle s’évertuait à trouver on ne sait quoi dans le chao de son gros cabas. Il s’était mis en tête de vouloir deviner ce qu’elle y cherchait à chaque fois que son corps basculait vers le sol. Au début, il avait toujours faux. Puis il apprit à la connaitre secrètement, et savait à coup sûr ce qu’elle attraperait. Mieux qu’elle-même, peut-être. Il avait observé Margaux en silence durant toute son année de seconde. Pas un mot, pas un geste échangé.

Bernard n’était pas très beau. Il avait la peau blanche comme un linge d’antan et ses cheveux bouclés hirsutes pointaient vers le ciel. Sa tignasse était auburn, pour ne rien arranger. Son regard bleu intriguait tant il pouvait s’avérer étrange. Il avait une gueule de savant fou. Bernard était petit et doté d’une grosse tête qui semblait faire le quart de son tout. Son allure générale rappelait celle d’un enfant, et il se serait bien passé de cette dégaine de gamin. Il avait peu confiance en lui malgré une intelligence qu’il savait puissante. Sa voix était aussi trop douce à son goût. Mais au cours de ses seize ans, le miracle se produisit : il mua. Ce fut un choc pour ce jeune homme qui ne reconnaissait plus son propre écho. Sa voix était devenue grave. Si douce précédemment, elle semblait désormais exprimer toute la profondeur et la masculinité de son être atypique. Pourtant il ne savait plus comment la positionner. Durant de longues semaines, il n’arrivait plus à prendre la parole en public. Et puis, un jour qu’il racontait des conneries à un de ses potes, il vit un regard de femme porté sur lui. Ce regard adolescent, et il n’en était pas sûr mais il lui sembla que ce regard évoquait le désir. Ce seul coup d’œil lui avait permis de se rendre compte que ses interlocuteurs avaient changé d’attitude à son égard. Ils ne le regardaient plus avec les mêmes yeux, surtout les filles. Elles le prenaient au sérieux. Elles l’écoutaient. Elles semblaient même parfois intriguées par cette voix d’outre-tombe. Toute sa vie sociale en fut chamboulée. Rapidement, il se mit à oser parler à tous, dévoilant au grand jour son charisme redoutable. Il devint glorieux dans son lycée réputé pour abriter une jeunesse qui n’avait aucun mérite, qui n’avait jamais rien accomplit, mais qui sous prétexte d’être bien née avait intégré depuis longtemps sa supériorité de classe. Il accueillait cette petite notoriété comme les jeunes rappeurs des années 80 : elle lui semblait être la consécration de longues années dans l’ombre, un graal bien mérité. Mais elle était aussi associée à une forme de culpabilité, à la conscience intégrée de ne pas être à sa place, d’usurper le destin d’un autre.

Pour étouffer tout soupçon sur sa légitimité, il avait pris le parti d’en faire des caisses. Il jouait de son bagou avec les hommes comme les femmes. Il se prenait tant au jeu qu’il développait des attitudes qu’il n’aurait prédites quelques mois plus tôt : il commença à fumer des pétards, à boire des litrons d’alcool, à s’ingurgiter de la coke dans le nez… certainement parce que c’était l’attitude appropriée avec ces gens-là. Et parce que ça plaisait aux filles. En plus de la confiance gagnée par sa voix renaissante, toutes ces substances lui apportaient un regain de charisme dont il abusait démesurément. Son attirance envers Margaux restait pourtant indétrônable. Cet amour qu’il avait développé dans son coin demeurait sans limite, drainé par son imagination débordante. En plus de l’observer sans interruption dans leurs salles de classe respectives, il ne s’empêchait jamais de penser à elle, que ce soit dans sa chambre, sous sa douche ou entouré de sa nouvelle horde d’amis.

C’est ainsi qu’au court de sa dix-huitième année, il fit réellement connaissance avec Margaux. Alors qu’il avait l’estomac imbibé d’alcool, les poumons débordant de THC et les narines presque saignantes, elle s’était assise à ses côtés, dévoilant sa dentition par un large sourire. Le cœur de Bernard, déjà stimulé par la prise de drogues, battait la chamade. Il n’y montra rien, bien sûr. Il se lança dans un monologue comme il savait si bien le faire. Son flot de paroles rapide et indistinct faisait souvent rire ses interlocuteurs. Ce fut le cas de Margaux. Plus la conversation avançait, plus Bernard savait qu’il obtiendrait son cœur tôt ou tard. Prétendre à décrocher cette fille lui donnait un sentiment de puissance et l’effrayait à la fois. Lorsque la soirée prit fin, il lui exprima son contentement face à cette rencontre, tout en faisant mine d’être impassible quant aux charmes de Margaux, qu’elle-même savait féroces. C’était ainsi que les choses fonctionnaient dans leur milieu : il fallait tamiser les bons sentiments car ils inspiraient le mépris. On les interprétait forcément comme de la soumission.

Ils devinrent amis et entamèrent un petit jeu qui dura des mois ; Bernard n’entrouvrait jamais de porte vers l’amour, tandis que Margaux se faisait désirer avec délicatesse. Ils savaient tous deux qu’ils se plaisaient mutuellement, mais ils semblaient savourer cette incertitude de l’objet non-acquis. Et puis un jour, sans crier gare, Margaux déboula chez des amis avec un mec que Bernard ne connaissait pas. Que personne dans l’assemblée ne connaissait, d’ailleurs. Qui était ce connard ? Il ne fallut que quelques minutes pour que tout le monde le constate : leurs bouches collées l’une à l’autre dans un mouvement passionné ne faisait aucun doute. Depuis que Bernard et Margaux se fréquentaient, à savoir plus d’un an maintenant, il ne l’avait jamais vue au bras d’un homme. Il était furieux de ce vulgaire déploiement d’amour inconditionnel et éméché. Il partit rapidement de la soirée à laquelle il aurait dû prendre part activement. En rentrant chez lui, il fut pris d’un double sentiment : celui de la rébellion et celui de l’autoflagellation. Il rejetait en bloque cette situation nouvelle. Il n’acceptait aucunement l’union de Margaux avec ce jeune con. Puis il se détestait de penser ainsi, se sachant fautif du manque d’évolution de leur relation : pourquoi n’avait-il pas agis plus tôt, putain ? Il savait l’avoir conquise depuis longtemps et il n’avait pourtant pas levé un pouce. Sa tête tournait dans l’obscurité, comme tout le reste de son petit être. Comme ses pensées, comme ses souvenirs, comme son corps fébrile et agité. Il ne réussit désespérément pas à dormir malgré les nombreux joints qu’il consuma pour assommer son esprit. Le lendemain, après avoir passé la nuit à ruminer, il dû affronter de nouvelles perspectives : pourquoi avait-il considéré que Margaux était sienne ? Elle était libre dans le fond. Il devait combattre son envie qu’elle lui appartienne. Il ne ferait plus la même erreur, il allait reconsidérer les choses avec plus d’entendement. L’amour ne devait pas consister en ce désir d’avoir une personne, de l’aliéner par un mouvement de réification. En une seule nuit, il se méprisait d’éprouver ce sentiment d’appartenance à l’égard de Margaux, elle qui méritait tellement mieux. C’est ainsi qu’il tût son désir profond, pour continuer à la voir dans un climat de fausse sérénité. Cet état de fait développait chez lui une tendance schizophrénique : plus les mois avançaient, plus il désirait l’avoir, et plus il tentait d’enfouir ce sentiment qu’il pensait indigne. Margaux resta avec le connard durant plus d’un an. Puis un jour, on ne le vit plus. Au bout de la troisième absence, Bernard s’en aperçu. Il demanda à Margaux les raisons de cette disparition : « On a rompus », répondit-elle simplement, sans dévoiler une once de déception. Bernard fut pris d’une montée d’adrénaline incontrôlable, certainement amplifiée par la prise de drogues diverses qui rythmaient alors son quotidien. Les informations contradictoires tabassèrent son cerveau anesthésié. Cela faisait maintenant cinq ans qu’il était amoureux de Margaux. Mais s’il se lançait, il mettait fin à tous ses principes. Il le savait. Il ne pourrait pas vivre pleinement son amour pour elle sans désirer que tout son être soit sien. Alors que les arguments s’entrechoquaient dans son crâne, ses synapses se rejoignirent pour ne former qu’une réponse soudainement évidente : c’était le moment d’agir. Et puis merde, à bas les principes ! Il se précipita vers elle pour lui faire face. Mais il se trouva bloqué dans son entrain par une force obscure. Il la toisait sans réussir à agir. Elle s’avança vers lui et enfourna sa langue dans la bouche de Bernard, qui d’abord surpris, y prit rapidement goût. Leur étreinte souleva un mouvement général, leurs amis s’esclaffèrent d’une même voix : « Putain, ben c’est pas trop tôt ». Ils rirent tous deux, toujours lèvres contre lèvres.

Auparavant très liés l’un à l’autre, cette soirée les avait rendus totalement inséparables. Inlassablement collés, leur amour faisait pâlir de jalousie tous leurs amis respectifs. Leur relation avoisinait la perfection : leurs étreintes mélangeaient savamment la passion électrique et la tendresse démesurée. Leur intelligence mutuelle et leurs centres d’intérêts communs les menaient toujours à des conversations exaltées sur le monde et son devenir. Bernard était maintenant en deuxième année de droit. Il avait repiqué la première et sentait bien qu’il risquait de reproduire cette erreur une seconde fois. Margaux filait des jours heureux et brillants en fac de philosophie, où elle apprenait à voir le monde à travers un prisme inédit. Bernard se sentait con et inutile de suivre ces enseignements qui ne l’intéressaient pas. Mais sa mère, avocate, l’avait orienté dans cette direction car elle voulait donner un but à l’existence de son fils. Il l’admirait. Ça avait suffi pour qu’il se lance tête baissée dans ce cursus, un peu pour obtenir sa fierté, un peu pour lui ressembler davantage.

Il habitait toujours au sein du domicile familial et souhaitait désormais prendre son envol pour vivre à temps plein auprès de Margaux. Alors qu’ils épluchaient les annonces de locations dans la chambre de Bernard, Nadine, sa mère, entra et lui rappela, pour la énième fois depuis des mois, qu’il devait se rendre chez le dermatologue. Margaux souriait aux paroles de sa belle- mère. Une fois Nadine partie, elle lui avait lancé avec amour « T’es vraiment un enfant Bernard ! ». Depuis tout petit, la mère de Bernard veillait au grain de sa peau. Celle-ci était très claire, parsemée de tâches de rousseurs et de grains de beauté en tout genre, élément dangereux quand on y associait des antécédents familiaux de maladies. Cela faisait plus de trois ans qu’il n’avait pas vérifié l’état de son épiderme, et Nadine s’en foutait d’être chiante, elle se devait de lui rappeler. Après moult incitations, elle prit rendez-vous à sa place et lui dit la veille qu’il devait impérativement y aller. Respectueux des efforts qu’avaient déployés sa mère – toujours dans l’action alors que lui n’était que réflexions – il se rendit au cabinet. Comme toujours, le dermato avait l’air inquiet en auscultant sa peau tachetée. Bernard était habitué à cet état de fait et n’y prêtait plus attention. Le médecin lui fit quelques prélèvements et lui expliqua qu’il recevrait un coup de fil au cours des jours suivants. Quatre jours plus tard, le téléphone de Bernard sonna :

« M. O’ckonel ? » « Oui. »

 

« Docteur Plantin, pouvez-vous venir au cabinet rapidement ? »

Son ton n’inspirait rien de bon à l’oreille de Bernard.

« Euh… Oui. Pourquoi ? »

« Nous devons parler de vos résultats d’examens. »

Pour une fois, il n’attendit pas. Il se rendit dès le lendemain dans cet antre d’ustensiles stérilisés. Le dermatologue tirait une gueule qu’il ne lui avait jamais vue.

« M. O’ckonel, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. L’un de vos grains de beauté a développé un mélanome malin. »

« C’est-à-dire ? »

« Vous avez développé un cancer de la peau. »

Bernard tomba des nues :

« Pardon ? » avait-il lancé à la volée, comme si le médecin allait lui répondre : « Ah non désolé, je me suis trompé de patient ! Le cancer c’est pour le vieux de 72 ans que je vois à 14h. ».

Mais non. Cette maladie dont tout le monde parlait et qui semblait si lointaine à son âge, c’était bien pour lui.

Il avait 23 ans. Comment pouvait-on avoir un cancer à 23 ans ? Et puis un cancer de la peau… Entendre qu’il buvait trop, que son foie était foutu ou que ses poumons ne suivaient plus ne l’aurait pas vraiment étonné, il l’aurait bien cherché. Mais un cancer de la peau putain ! C’était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait. Le dermatologue fut pour la première fois rassurant, lui expliquant que malgré la gravité de cette maladie, Bernard, de par son jeune âge, avait de grandes chances de combattre ce fléau. Il devrait cependant entamer immédiatement une chimiothérapie et se méfier du soleil comme de la peste. Il devait comprendre qu’il était son pire ennemi, et qu’un de ses rayons causait sur lui des dégâts irrécupérables.

Margaux fut la première avertie. Elle était en partiel de philosophie métaphysique et contemporaine lors de la seconde entrevue de Bernard chez le dermatologue, mais elle savait que les choses clochaient. Elle était à ses côtés lorsqu’il avait reçu le fameux coup de téléphone. Durant ces quatre heures de commentaire comparé, elle eut un mal fou à se concentrer. Elle ne désirait qu’une chose : sortir de ce satané amphi et apprendre que le doc avait été alarmiste, qu’il ne s’agissait finalement que d’un problème bénin. Bernard l’appela dès qu’il franchit la porte du cabinet. Elle sentit son téléphone vibrer alors qu’elle rédigeait sa troisième partie. Elle la bâcla honteusement, et écrit une conclusion uniquement parce que la coutume l’exigeait. Dix minutes plus tard, elle le rappelait :

« Bernard, ça va ? Alors ? Dis moi… »

 

« J’ai un cancer. »

Le sang ne fit qu’un tour dans le corps de Margaux. Elle pensa d’abord à une faille auditive. Mais Bernard répétât :

« J’ai un cancer Margaux. »

Une montée d’angoisse la parcourut de tout son long, elle sentit instantanément une baisse de tension s’emparer de son corps. Ses jambes se dérobèrent sous son poids, elle s’écroula. Un étudiant qui passait par là se jeta sur elle pour atténuer sa chute et la poser à terre. Son téléphone était tombé par terre, on y entendait Bernard s’époumoner :

« Margaux ? Qu’est-ce qu’il y a ? Margaux, t’es là ? »

Le jeune homme tenta de la réveiller :

« Hé, tu vas bien ? »

Elle ouvrit les yeux après seulement quelques secondes dans les vapes. Elle avait le regard vitreux, comme cherchant dans du vide.

« Oui, olala qu’est-ce qui m’est arrivé ? »

« Ben t’as fait un malaise apparemment. Reste assise là deux secondes, je vais te chercher de l’eau. Tu veux que je te prenne un truc à graille au foyer ? »

« Euh… Je sais pas. », répondit-elle, les yeux brillants d’angoisse.

Elle entendit la voix de Bernard au loin, et vit son téléphone à quelques centimètres d’elle, gisant sur le sol. Elle le saisit avec vivacité :

« Bernard ! Excuse-moi putain… Je crois que je viens de faire un malaise. »

 

« Merde ! Ça va ? »

« Oui, oui ça va. On s’en fout de mon malaise. Il t’a dit quoi le médecin ? Ça va se passer comment ? »

« Je dois faire une chimio mais normalement je m’en sortirai. ».

En prononçant ces mots, Bernard agrippa son front dans un mouvement d’inquiétude. Il n’y croyait toujours pas, et proférer cette sentence la rendait d’autant plus réelle. Il avait les larmes aux bords des yeux alors qu’il en avait déjà déversées des litres. Il tentait juste de parler distinctement à Margaux.

« Bien sûr que tu vas t’en sortir ! On va s’en sortir, je serai là pour toi à chaque instant. ».

Sur une grande inspiration, elle lui demanda :

« Tu es où ? »

« Chez moi. »

« Ok, bouge pas je suis là d’ici 20 minutes. »

Lorsqu’ils se retrouvèrent, de nombreuses larmes coulèrent à nouveau de leurs deux petits corps entrelacés. Ils se promirent d’être puissants et optimistes.

Bernard entama la chimiothérapie dans les semaines qui suivirent, arrêtant sans mal la fac. Depuis la nouvelle, son moral était vacillant. D’un naturel cartésien, il luttait tant bien que mal pour ne pas sombrer. Margaux l’aidait beaucoup sur ce point, elle qui voyait toujours le verre à moitié plein. Mais une fois le traitement commencé, la force herculéenne de sa bien-aimée ne suffisait plus. Il avait terriblement mal. Il sentait les effets des rayons percer son corps de toutes parts. Il était extrêmement fatigué. Il avait parfois l’impression d’être grabataire avant l’heure. Il pensait par moments qu’il n’en ressortirait jamais. L’angoisse de la mort était omniprésente, et lorsqu’il réunissait l’énergie suffisante pour sortir, il rasait les murs pour éviter le soleil. Ce salaud. Il se mit à réfléchir, puis à écrire beaucoup au sujet de la mort. Il voulait l’affronter et la combattre. Il tentait de comprendre son utilité pour se donner une porte de sortie, pour y voir plus clair dans ce marasme obscur. Mais son âme ne se dédiait à aucune religion et il lui semblait impossible de percevoir la fin de vie comme bienfaitrice. Pas maintenant, pas tout de suite. Il lui arrivait pourtant de penser qu’elle le soulagerait. Il s’enferma progressivement dans ses pensées, consumant toujours plus de cannabis car le THC calmait un tant soit peu ses angoisses comme ses douleurs. Margaux était toujours là. Présente, aimante et positive malgré tout. Il lui rendait son amour de façon démultipliée. Il se sentait néanmoins coupable de lui infliger ses sombres états d’âmes. Lui qui ne voulait que son bonheur, il l’enfermait dans un quotidien névrosé, nécrosé. Il en parlait beaucoup avec elle. Il ne voulait pas qu’elle reste par obligation. Il désirait qu’elle soit libre de partir. Elle avait plus que quiconque droit à une vie normal et sans fardeau. De son côté, Margaux s’évertuait à lui dire qu’elle était heureuse à ses côtés, avec ou sans maladie.

Ils avaient provisoirement abandonné l’idée d’emménager ensemble. Par la force des choses, Nadine avait suggéré à Bernard de retarder son départ du cocon familial. Tout le monde y trouvait son compte ; Margaux se sentait parfois incapable de s’occuper d’un cancéreux et Bernard souhaitait alléger le poids qu’il lui faisait déjà porter. Elle prit donc un appartement seule, passant continuellement beaucoup de temps chez Bernard. Au bout de quelques mois, sa santé s’était améliorée mais elle demeurait mauvaise. Tous restaient sur la sellette à l’annonce des résultats d’examens. Entre temps, ses cheveux étaient tombés et par moments Margaux avait du mal à le reconnaitre. Privé de soleil, il était devenu si blanc que son épiderme semblait parfois transparent. Margaux avait rêvé une nuit qu’elle pouvait voir tout l’intérieur de son corps : veines, aortes, organes, os, fascias… Sa peau, alors d’une finesse et d’une clarté sans égale, exposait ses entrailles au monde entier. Bernard se regardait dans la glace et lui disait « mes poumons sont noircis putain… Manquerait plus qu’eux aussi développent un cancer. ». Elle s’était réveillée en sueur, agrippant le corps de Bernard, parcourant sa peau afin de vérifier qu’elle n’avait pas changé de texture. Ses gestes avaient sorti Bernard de son léger sommeil, vivant avec la peur constante de ne jamais rouvrir les yeux :

« Ça va ? » demanda-t-il d’une voix étonnamment alerte.

« Oui, oui. J’ai juste fait un rêve étrange. Rendors-toi »

Elle lui déposa un baiser au coin des lèvres. Aucun d’eux ne réussit à se rendormir, mais tous deux firent semblant d’y parvenir. Bernard ne supportait plus ce qu’il infligeait à Margaux. Il savait que ce cauchemar le concernait. Elle vivait, elle aussi, dans la peur permanente de son décès.

Quelques semaines plus tard, Bernard avait pris sa décision. Il ne pouvait plus endurer ce qu’il faisait vivre à Margaux. Quitte à se retrouver plus tard, il voulait que ça cesse. Ils en discutèrent des heures durant. Tous deux versèrent des kilos de larmes. Ils restaient épris l’un de l’autre mais leur amour passionnel s’était transformé en un fardeau dont chacun connaissait l’insoutenable poids. Ils ne pouvaient plus être heureux, malgré leurs efforts colossaux. C’est ainsi qu’ils décidèrent de rompre. De façon peu surprenante, ce fut extrêmement douloureux. Leur séparation eut toutefois un goût de libération, pour l’un comme pour l’autre. Ils gardaient contact par la force des choses, mais leurs échanges les ramenaient à ce qu’ils n’étaient plus et au traumatisme qu’avait été leur rupture.

Au bout de deux ans, Bernard était totalement sorti d’affaire. Il avait retrouvé une santé que les médecins définissaient comme bonne. Il devrait cependant, toute sa vie durant, se méfier des rayons du soleil.

Cette épreuve l’avait changé. Il avait passé tellement de temps à affronter la vie et la mort qu’il se sentait souvent en décalage avec les personnes de son âge. Il était déjà de nature émotive et ce long chemin parcourut avait exacerbé ce trait de caractère. Il était devenu d’une hypersensibilité rare. Il se remit progressivement à sortir, puis au bout de quelques mois, il reprit ses anciennes et mauvaises habitudes : en plus de la beuh, l’alcool et la coke. Il n’avait qu’une vie et il voulait en profiter. Il ne sortait presque plus la journée par peur du soleil, mais passait ses nuits entières entourées d’amis ou autres passants qui voulaient bien se défoncer la tête avec lui. Margaux, quant à elle, avait fui la ville. C’était sa seule façon de réussir à dépasser cette épreuve. Elle partit habiter à Berlin où son âme trouva repos entre nouvelles connaissances, opportunités professionnelles et soirées démentielles.

Les cheveux de Bernard avaient abondamment repoussés, et maintenant ils les aimaient profondément. Avec le temps, il se remit à côtoyer des femmes, usant à nouveau de ses charmes. Ces derniers étaient encore plus indéniables qu’avant sa maladie : il était doté d’une force électrisante, d’une profondeur qui touchait beaucoup d’individualités. De tout son être transpirait une sensibilité hors norme et un passé torturé. Il rencontra Clara, mais ça ne dura pas. Puis ce fut Eloïse, Lina, Clémentine et Marie. A chaque fois la même histoire. Il les aimait toutes à sa façon, mais il était incapable de leur apporter ce qu’elles désiraient. Il n’avait pas cessé de réfléchir au sens de la vie et à celui de la mort. Il avait aussi continué à se triturer le crâne sur la question de la propriété humaine. Il ne voulait plus aimer comme il avait aimé Margaux. Il ne s’en sentait plus capable. Et surtout, il était en désaccord profond avec l’idée d’appartenir à une personne et qu’elle lui appartienne. Ce concept était devenu obsessionnel pour lui, et son dégoût avec.

Il observait partout des gens dire :

« c’est MON ami, c’est MA copine ».

Le pire pour lui restait :

« C’est mon homme – C’est ma femme ».

À chaque fois qu’il entendait ces mots prononcés, il était écœuré par la bassesse de l’Homme, par son désir fou de vouloir sans cesse tout contrôler et tout posséder. Il se détachait de ces considérations par une réflexion philosophique aux milles argumentations. Il prenait soin de ne jamais utiliser de pronoms possessifs et adoptait une attitude dénuée de toute notion de propriété dans l’intégralité de ses rapports humains. S’il entrait en relation, elle était libre et n’impliquait jamais une appartenance mutuelle.

Il suivait cette logique lorsqu’il rencontra Inès. Incapable de posséder et d’être possédé. Il prit rapidement conscience qu’elle lui plaisait. En revanche il mit un certain temps à comprendre que c’était réciproque. Et de toute façon, il s’en foutait. Le couple ne l’intéressait plus et son quotidien décousu ne faisait rêver personne. Il habitait toujours chez ses parents alors qu’il avait 28 ans. Il s’était lancé dans une licence de philosophie mais redoublait d’efforts pour être assidu sans y parvenir, ce qui lui avait causé une série d’échecs estudiantins et un redoublement. Il se rassurant pourtant, se répétant à lui-même que ça n’avait pas d’importance : il faisait ces études pour leur contenu et non pour le vulgaire bout de papier qu’il pouvait en tirer. Il passait son temps dans les bars à picoler et à s’imbiber de tout ce qu’il trouvait. Malgré cela, Bernard plaisait à Inès. Plus encore, il la subjuguait. Elle voulait par tous les moyens le séduire. En l’espace de quelques semaines, leurs chemins se croisèrent à diverses reprises. Un soir, elle lui fit comprendre frontalement qu’elle désirait l’avoir dans ses draps. Il admirait la façon dont elle le regardait. Non par pur flatterie de l’égo, mais parce que les yeux d’Inès exprimaient une fougue juvénile dont la naïveté laissait transparaitre un amour inconditionnel. Elle aimait rapidement, sans peur et profondément. Ce trait de caractère rappelait à Bernard ce qu’il avait été. Il convoitait la tendresse dont elle parsemait les êtres qu’elle choisissait. Il enviait la manière dont elle se dédiait à lui alors qu’il était devenu incapable de ressentir une telle affection. Il jalousait le sentiment amoureux qu’elle portait à son égard.

Ce n’est que quelques semaines plus tard que Bernard rencontra Janine. Elle était tout aussi sensible et étrange que lui. Ils allaient bien ensemble, y avait rien à dire. Ils portaient chacun le même regard sur les relations amoureuses. Ils étaient libres et cela le rassurait. Ils passèrent des mois paisibles et heureux ensembles. Jusqu’au jour où Janine coucha avec l’un de ses amis. Malgré tous les efforts déployés par Bernard pour ne pas s’investir dans une véritable relation, il ne réussit pas à rester impassible. Il ne voulait plus partager le corps de cette femme mais il ne pouvait que réprimer ses bas instincts. Éprouver à nouveau ce sentiment de jalousie, avec une telle vigueur le dégoûta de lui-même. Il se détestait d’être aussi nul que tous les autres. Ils rompirent d’un coup d’un seul. Bernard continua sa vie comme il l’avait bien entamée : à boire et à fuir toute responsabilité, à la fois affective et professionnelle.

Au pied de cet édifice tout de rose vêtu, Bernard vomissait ses tripes en se remémorant cette vie d’amours gâchés. Il venait de recevoir cette nouvelle, écrite les douces mains de Margaux. Il ne savait plus qui de la lecture de ce texte ou des litrons d’Armagnac lui avait davantage retourné le corps et le cœur. C’est hoquetant, entre deux jets d’alcool mal digérés, qu’il prit sa décision : acheter un aller simple pour Berlin.

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